• Avec le coronavirus, le retour des « corbeaux »
    https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/04/10/avec-le-coronavirus-le-retour-des-corbeaux_6036165_3224.html


    ANTOINE MOREAU DUSAUL

    A Paris comme en province, la police reçoit des appels pour dénoncer des manquements, réels ou supposés, aux mesures de confinement. Un phénomène limité, mais révélateur des angoisses de l’époque et du poids du passé.
    Ce mail a sûrement déçu des vocations. La mairie du 20e arrondissement de Paris l’a envoyé à ses administrés, le 19 mars : « La Préfecture de police nous informe recevoir de nombreux appels concernant le non-respect des mesures de confinement prévues par le gouvernement. (…) Cela sature le système d’urgence. Aussi, il est demandé de ne pas appeler le 17 pour signaler ces manquements aux règles de confinement. »

    Quelques jours plus tard, à 18 000 km de la capitale, les autorités de Nouvelle-Zélande ont connu un encombrement semblable, mais sans songer à s’en plaindre. Au contraire : la police locale avait elle-même mis en place une plate-forme numérique appelant à la dénonciation. Assailli de connexions, le site s’est retrouvé hors-service en quelques heures.

    En France, depuis l’annonce du confinement, comme toujours lorsque s’appliquent des mesures de police exceptionnelles – changements de régime, état d’urgence, guerres… –, les autorités notent une hausse significative de ces « signalements ».

    Pourquoi, à la différence de l’administration néo-zélandaise – imitée par des municipalités canadiennes, espagnoles et belges –, la Préfecture de police de Paris tient-elle à les décourager ? D’abord parce que ces dénonciations s’avèrent souvent inutiles, sinon calomnieuses. « Dans le cadre du confinement, les signalements qui désignent des personnes précises nous font en général perdre du temps, confirme un responsable du « 17 » à Saint-Etienne. Ces appels prétendent remplir un devoir civique. En réalité, beaucoup sont liés à des problèmes de voisinage. Quand on se rend sur place, le plus souvent, il n’y a rien. Encore plus quand les signalements sont anonymes – leurs auteurs ignorent que les numéros masqués, en raison de l’urgence absolue de certains appels, n’ont pas de secrets sur notre ligne… »

    A Caen, après un appel anonyme pointant un rassemblement dans le jardin d’une copropriété, les policiers se sont déplacés sans trouver personne à verbaliser. « J’étais remontée chez moi pour coucher mon fils de 8 ans, explique Julia B., l’une des deux femmes visées par la dénonciation. Avec une voisine, nous étions descendues prendre l’air en respectant scrupuleusement les gestes barrières. Je me sentais responsabilisée : mon confinement avait commencé deux semaines avant l’annonce du gouvernement, au retour de mes vacances en Sicile. Mais il est apparemment interdit aux membres de deux foyers différents de se retrouver dans le jardin de l’immeuble. » Cette éducatrice spécialisée de 37 ans connaît-elle la personne qui l’a dénoncée ? « Je pense que c’est une de mes voisines, présume-t-elle. Elle vit seule et ne peut pas me saquer. Nos appartements sont mal insonorisés. Elle me reproche tout le temps de faire du bruit. »

    « Dénonciations délirantes »

    Dans le 10e arrondissement de Paris, avisés d’un « rassemblement de gens non confinés » sur la place Sainte-Marthe, les policiers se sont également déplacés pour rien. Les 80 personnes présentes sur les lieux – des sans-abri venus recueillir des vivres – observaient les distances réglementaires, grâce à des marquages au sol. « Signaler des “gens non confinés”, ça ne manque pas de sel pour des SDF, souffle le président de l’association Entraide et partage avec les sans-logis, qui organise la distribution. D’après les allusions des policiers, je crois savoir qui les a appelés. Une personne seule, excédée par la présence des SDF sous ses fenêtres. »

    Les opérateurs du « 17 » reconnaissent que la solitude favorise les signalements. « C’est aussi un terrain propice aux dénonciations délirantes, relève le responsable du centre d’information et de commandement du département de la Loire. Il arrive qu’on nous demande d’intervenir d’urgence sur des juifs ou des Arabes accusés d’avoir introduit le Covid-19 en France… »

    Délires racistes, règlements de comptes et petites jalousies formaient déjà la toile de fond des « corbeaux » sous l’Occupation. Cette période demeure une référence incontournable en France quand il est question de dénonciation.

    « Pendant les années noires, comme aujourd’hui, les délateurs s’abritaient derrière des valeurs civiques : la justice, la salubrité publique, l’intérêt général, analyse Laurent Joly, historien, auteur de Dénoncer les juifs sous l’Occupation (CNRS Éditions, 2017). Ils tentaient de transformer un contentieux personnel – un locataire refusant de payer son loyer ou un mari voyant une maîtresse – en indignation collective. »

    En octobre 1941, l’administration de Vichy adoptait une loi encourageant la dénonciation. Les lettres anonymes, déjà nombreuses, ont redoublé, la plupart motivées par des intérêts personnels, sinon par des manœuvres de sabotage destinées à tromper les services d’enquête. Les fausses pistes se mêlaient aux rancœurs minuscules. La délation finit toujours par échapper au pouvoir qui la suscite. C’est ainsi, ironie de l’histoire, que le régime pétainiste a édicté, en 1943, une loi réprimant la « dénonciation calomnieuse ».

    « Bon sens »

    Face à l’épidémie de Covid-19, le président de la République Emmanuel Macron exalte l’« union sacrée », comme en temps de guerre. Le premier ministre Edouard Philippe, lui, juge « scandaleux » les messages anonymes adressés à certains soignants par leurs voisins.

    En cette période d’exception, les autorités ne redoutent rien tant que les actes de division. Elles savent que les régimes fondés sur la surveillance de tous par tous ne durent pas. Une démocratie aux rouages efficaces n’a pas besoin de policiers de substitution. C’est pourquoi les administrations sont le plus souvent embarrassées par la délation, signe de leur faiblesse.

    Depuis le début du confinement, la Mairie de Paris assure n’en avoir reçu aucune sur son centre d’appels, le « 39 75 ». « Il n’y a que des propositions d’aide et des gestes de solidarité », prétend même le service de presse. Une affirmation contredite par une opératrice, que Le Monde a pu contacter : « Il y a plus de dénonciations que d’habitude, précise-t-elle. Elles sont bien souvent virulentes, mais minoritaires, environ cinq appels sur cent… »

    En France, la délation reste encouragée dans certains domaines, comme celui des impôts. L’administration fiscale promet une indemnisation pour les renseignements pouvant conduire à la découverte d’une fraude. A rebours des idées reçues, ce n’est pas la police qui reçoit le plus de dénonciations dans l’Hexagone, mais les services de Bercy et la Caisse d’allocations familiales. Souvent intimes des personnes qu’ils signalent, ces « aviseurs » placent également leur démarche sous le signe du bien commun et de la justice sociale.

    Où s’arrête la délation ? Où commence le « devoir civique » ? Si la question peut faire l’objet de débats sans fin, la loi, elle, en définit les cas limites.

    Elle oblige tout citoyen à dénoncer les actes terroristes, les atteintes infligées à un mineur ou à des personnes vulnérables – malades, infirmes, femmes enceintes… –, ainsi que les crimes dont il est encore possible de prévenir les effets.

    Depuis l’annonce du confinement, les standardistes des lignes d’urgence tentent, eux aussi, de distinguer l’action citoyenne de la délation intéressée.

    « Il y a ceux qui appellent pour dénoncer des personnes en particulier et ceux qui signalent juste des pratiques prohibées, expliquent les opérateurs du « 17 » de Saint-Etienne. Dans la deuxième catégorie, on sent une forme d’exaspération civique. Parfois même une véritable inquiétude pour ceux qui sont pointés. “Dites-leur qu’ils sont en danger !”, nous a lancé une infirmière qui signalait un rassemblement d’adolescents sur la place Grenette. Pas un instant elle ne pensait faire de la délation. »

    Nazan E., une cadre de 49 ans résidant entre Paris et Vincennes, ne se considère pas, elle non plus, comme une « balance » : « En plein confinement, dans la petite rue que j’habite à Vincennes, il y avait autant de monde qu’à une brocante. J’ai appelé la police municipale pour leur demander d’intervenir. Pour moi, ça relevait du bon sens. J’ai peut-être évité à certaines personnes d’être contaminées. »

    Références à l’Occupation

    Pareil engagement a été galvanisé, ces dernières années, par l’apparition de nouvelles figures revendiquant une démarche citoyenne, telles que les whistleblowers (« lanceurs d’alerte »), les tenants du name and shame » (« nommer et couvrir de honte ») ou encore les partisans du full disclosure (« divulgation totale »), pratique prônée par les hackeurs « éthiques ». Dans le sillage de ces mouvements anglo-saxons, les auteurs de dénonciations s’adressent moins aux autorités qu’à l’opinion publique.

    Les « corbeaux » seraient-ils devenus des hirondelles ? Certains d’entre eux s’abandonnent à une fièvre accusatrice. En attestent les pages Facebook exhortant à dénoncer les propagateurs du Covid-19 ou des comptes Twitter comme Fallait pas supprimer. Son animateur appelle, depuis le 28 mars, à recenser « tous les fdp [fils de pute] qui ont déserté les grandes villes à l’annonce du confinement. Politiques, journalistes, people… Epluchez les dates de leurs Insta [Instagram], ces cons ne peuvent pas s’empêcher de poster. ». Ajoutant l’insulte à la délation, l’initiative a soulevé une vague d’indignation parmi ses 80 000 abonnés : « J’aurais pas aimé être votre voisine dans les années 1940. » ou « Toi tu aurais vendu du beurre aux Allemands. »

    Toujours le rappel de l’Occupation. « Si la délation est associée à cette période, elle ne correspond pourtant pas au phénomène de masse qu’on imagine communément, tempère l’historien Laurent Joly. Ce sont d’abord les Allemands qui ont forcé ce trait sous l’Occupation pour dénigrer les Français. Reprise par des écrivains de droite soucieux de se dédouaner à la Libération, puis par des journalistes et des réalisateurs engagés à gauche, le mythe de millions de dénonciations s’est solidement installé dans l’imaginaire collectif, loin du véritable ordre de grandeur. »

    Le même effet de loupe semble avoir joué aux premiers jours du confinement. Si les appels aux services de police et de gendarmerie ont explosé – pour l’essentiel, des questions pratiques autour des autorisations de déplacement –, la part des délations est restée marginale. De Bordeaux à Strasbourg en passant par Paris, les standardistes des mairies partagent ce constat. Il n’en reste pas moins que l’anonymat du « corbeau », son parfum de scandale, son goût pour les périodes troubles attirent l’attention et marquent les esprits. « Sous l’Occupation, conclut Laurent Joly, rien ne permet d’affirmer que nous avons été les champions d’Europe de la délation. Il suffit de comparer la France avec des pays comme la Pologne ou la Belgique. »

    Quand elle a vu la police investir son immeuble, à Caen, Julia B. n’a pourtant pas pu s’empêcher de penser au régime de Vichy. Et s’est promis de porter plainte contre la délatrice présumée. Avant de se raviser. La jeune femme s’est souvenue qu’à la Libération de nombreux Français avaient été accusés à tort d’être des « corbeaux ». Pour quelles raisons ? Les mêmes que sous l’Occupation : des rancunes personnelles et des vengeances de voisinage.