BALLAST | Silvia Federici : « Le féminisme d’État est au service du développement capitaliste »
▻https://www.revue-ballast.fr/silvia-federici-le-feminisme-detat-est-au-service-du-developpement-cap
Au Chili, les revendications féministes imprègnent le soulèvement populaire ; en Argentine, les mobilisations se poursuivent dans l’espoir d’obtenir la légalisation de l’IVG. C’est dans ce contexte que la revue uruguayenne Zur a rencontré l’essayiste italo-étasunienne Silvia Federici, à l’occasion de la sortie de son ouvrage Beyond the periphery of the skin (indisponible, à l’heure qu’il est, en langue française). Cofondatrice de l’International Feminist Collective dans les années 1970, figure du féminisme anticapitaliste et lectrice critique de Marx, l’autrice de Revolution at Point Zero fait du corps le centre de sa nouvelle publication. Nous avons traduit leur échange.
Ces dernières années, vous avez beaucoup voyagé et avez maintenu des contacts permanents avec des camarades et des organisations féministes en Amérique latine et en Europe. Comment percevez-vous la lutte féministe aujourd’hui ?
Nous vivons un moment très important, très particulier, et qui ne concerne pas uniquement l’Amérique latine — même si c’est là qu’on en perçoit le plus l’impact. C’est un moment où le mouvement féministe, dans toute sa diversité, rencontre les luttes populaires et les mouvements sociaux qui, depuis les années 1980, sont montés en puissance contre les ajustements structurels, la politique extractiviste et le néolibéralisme. Cette rencontre surgit d’une situation concrète puisque toutes ces politiques ont eu avant tout un impact sur les femmes et sur la reproduction de la vie1. Ainsi les femmes se trouvent-elles en première ligne, non seulement comme victimes des spoliations mais également comme combattantes, comme protagonistes de la résistance. Et en plus d’incarner la résistance, elles ont dû demander des comptes aux hommes des mouvements et des organisations mixtes. C’est là que se fait la rencontre avec le féminisme, là que se joue l’apport du féminisme.
Il s’est ainsi créé un nouveau féminisme, que je crois très puissant parce qu’il s’inscrit à la fois dans une perspective anticapitaliste qui reconnaît toute une histoire d’oppressions, et dans une perspective décoloniale. C’est un mouvement qui, en fin de compte, comprend tous les aspects de la vie. Il ne se focalise pas sur le travail comme on l’entend traditionnellement (lié à la production), mais se préoccupe des espaces ruraux, des corps, de ce qui se passe dans la communauté. Ce n’est pas seulement une opposition, mais un mouvement qui construit. Je crois que c’est là sa grande force, que c’est ce qui lui a permis de grandir ces dernières années malgré la montée croissante du fascisme et de la droite. Il grandit parce qu’il crée une nouvelle infrastructure dans les mouvements révolutionnaires habituellement dominés par les hommes : toute cette créativité, cette capacité de se réapproprier les savoirs traditionnels, de créer des liens affectifs, c’est inédit.