• L’âge de la prédation | Invité extérieur
    http://www.internetactu.net/2012/09/07/l%e2%80%99age-de-la-predation

    Dominique Boullier, professeur de sociologie à Sciences Po et coordinateur scientifique du MediaLab a lu pour nous le livre de Nicolas Colin et Henri Verdier, L’âge de la multitude, Entreprendre et gouverner après la révolution numérique, paru au printemps 2012 chez Armand Colin. Il nous en livre une critique sans concession, mais qui permet d’analyser et de prendre du recul…

    • Le modèle d’innovation qui transparait dans le livre tient du roman ou mieux du storytelling et ne s’embarrasse ni des analyses académiques en sociologie de l’innovation ni des faits. Le storytelling – qui manquerait d’ailleurs cruellement aux français – repose sur l’idée que tous ces innovateurs voulaient “changer le monde”.

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      Les balancements entre tout et son contraire sont si fréquents dans cet ouvrage que l’on trouve immédiatement après une apologie de l’idée forte qui impose sa loi aux marchés. Il n’est pas mentionné à quel point tout cela ne fonctionne qu’avec une dose élevée d’agressivité commerciale et juridique qui vise à créer un enfer pour les concurrents comme on le voit en ce moment entre Apple et Samsung (et Google/Android par ricochet). Tous les arguments semblent bons alors pour atteindre cette position dominante, qui par définition doit être unique ou quasi unique, ce qui laisse quand même peu d’espoir à tous les entrepreneurs inventifs, mais plus réalistes.

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      Ce credo dans les méthodes et les arguments de la finance, qui a pourtant fait la preuve de son caractère auto-référentiel, est présenté comme l’étalon du “savoir entreprendre” dans l’avenir et cela ne peut qu’inquiéter tous les entrepreneurs qui prendraient ce livre comme guide. Les difficultés à prendre en compte (au sens strict) ces valeurs immatérielles est bien souligné, mais on oublie alors de dire que c’est pour cette raison que les batailles sur la propriété intellectuelle et industrielle deviennent féroces, avec un effet d’ “enclosures”, bien décrit par Moulier-Boutang (Le capitalisme cognitif, 2007, et L’abeille et L’économiste, 2010), que les auteurs ne citent pas du tout durant tout le livre, malgré l’influence explicite qu’il a exercé, malheureusement pour une réutilisation à contre-sens de tous ses arguments !

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      Un minimum d’honnêteté intellectuelle obligerait pourtant à admettre que, du point de vue même des auteurs (le succès se mesurant à la valeur en bourse et aux marges générées), Google fait quand même très fort et pourrait constituer un contre-exemple pour discuter sérieusement la toute-puissance du modèle des plates-formes. Mais foin de ces arguties, Google est déclassé (et on le sent bien, guère apprécié) et constitue un cas à part. Dommage pour le pouvoir de démonstration du modèle !

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      L’apologie des gagnants et de leur toute-puissance atteint une forme de cynisme, lorsque les auteurs en viennent à vanter une forme de “management radical” qui est, de fait, la règle dans toutes les entreprises sous dictature de la finance, et qui a provoqué les drames que l’on connaît, dans des grands groupes notamment (...) Quel renoncement en matière d’innovation dans la gestion des entreprises alors qu’il faudrait en faire de vraies institutions c’est-à-dire des espaces politiques où l’on “rend la vie possible”, comme le dit Pierre Legendre, en respectant les places de chacun.

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      Le “plateformisme” n’a pas de limite, à tel point que le dernier chapitre consacré à gouverner est un plaidoyer pour transformer l’école et l’Etat eux-mêmes en plates-formes, pour lesquels la multitude contribuerait aussi. Il faut dire que c’est le PDG de Skyrock qui est appelé comme référence pour penser l’administration… !

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      Contresens sur les connaissances et apologie relativiste du changement, la conclusion se lamente de l’échec de la stratégie de Lisbonne et c’est bien là où réside tout le malentendu. Les termes de “société de la connaissance” ont créé une telle confusion conceptuelle que les penseurs critiques comme Moulier-Boutang ont un moment cru bon de lui emboîter le pas. Dès lors, tout le monde a pu mettre ce qu’il voulait dans ce mot-valise qui ne reposait sur aucune théorie solide. C’est encore le cas des auteurs, qui ne critiquent pas le bien-fondé de Lisbonne même, mais son échec. Or, c’est en grande partie parce qu’on a oublié que les supposées “connaissances” en question ne sont économiquement intéressantes pour tous les Apple et Amazon, qu’à la condition de devenir valorisables dans les bilans des entreprises, ce qui veut dire en fait copyright strictement respecté, brevets systématiques et droit des marques omniprésent. Voilà les seules véritables connaissances prises en compte !