Reka

géographe cartographe information designer - rêveur utopiste et partageur de savoirs

  • Signalé par @mona sur FB

    Samantha Bailly :

    Aujourd’hui, je rends ma carte d’adhérente de la Société des Gens de Lettres.
    J’ai longtemps réfléchi avant d’écrire ce texte. Un besoin de m’exprimer en tant qu’autrice. Car après toutes ces années, je viens de décider de rendre ma carte d’adhérente de la Société des Gens de Lettres.
    Cette adhésion, je la conservais par solidarité pour cette institution dont l’origine au XIXe siècle était la reconnaissance du travail des auteurs et la défense de leur liberté d’expression. Il me paraît donc nécessaire de parler et d’être transparente sur les constats qui me poussent à cet acte loin d’être anodin.
    Quand la Société des Gens de Lettres a participé au projet de reproduction des livres indisponibles ReLIRE, condamné par la Cour de justice Européenne, même si son positionnement m’avait beaucoup étonnée, je n’ai pas rendu ma carte d’adhérente.
    Quand en janvier 2018, la Société des Gens de Lettres a signé la tribune pour « La liberté d’importuner » dans le Monde, engageant l’association dans les convictions personnelles de sa présidente, même si cela a remué mes engagements féministes, je n’ai pas rendu ma carte d’adhérente.
    Quand fin 2019, la Société des Gens de Lettres s’est mise à publier des tribunes dans l’Obs comprenant de nombreux éléments à charge et erronés sur le rapport Racine, ou des attaques contre les auteurs bénévoles de la Ligue des auteurs professionnels, je n’ai pas rendu ma carte d’adhérente.
    Aujourd’hui, la Société des Gens de Lettres a décidé d’attaquer en justice l’auteur Joann Sfar pour diffamation, suite aux propos critiques qu’il a tenu sur France Inter au sujet de la gestion de la crise pour les artistes-auteurs.
    Qu’une société fondée pour et par des auteurs attaque aujourd’hui l’un des siens pour des propos qui lui déplaisent, propos qui sont d’ailleurs tronqués, laisse sans voix. C’est pour moi, en tant qu’autrice, la ligne rouge. Celle que l’on franchit quand on a définitivement perdu de vue sa raison d’être, son mythe fondateur. La fin de ce communiqué, indiquant que la SGDL se réserve de reproduire ce type de procédure, est aussi extrêmement inquiétante dans ce que cela peut révéler de technique d’intimidation pour des auteurs et autrices qui auraient des opinions différentes de cette institution.
    Je ne m’étendrai pas sur les éléments du communiqué qui touchent aussi la Ligue des auteurs professionnels
    . Certains brandissent l’impératif de « l’union à tout prix », un étendard à géométrie variable agité ou non selon les circonstances. Quelques auteurs et autrices voient dans les positions de plus en plus affermies de certaines organisations professionnelles une vague histoire de lutte intestine ou de griefs personnels.
    La réalité je le crains est toute autre : est en train d’émerger une conscience aiguë et puissante que pour sortir de l’impasse dans laquelle nous sommes, il nous faut changer de paradigme. Et comme dans tous les changements importants, il y a une partie de conservatisme, qui refuge de bouger, et l’autre qui est prête à embrasser un changement vu comme vital. Se pose aussi la question fondamentale de la défense réelle des intérêts de nos métiers. Et je parle bien de métiers. Je ne parle pas du « droit d’auteur » au sens large, qui juridiquement ne couvre que la protection de l’intégrité de nos œuvres. Je parle en plus du droit d’auteur, de la défense de nos corps, de notre travail et de nos droits sociaux.
    Aujourd’hui, mes pensées sont tournées vers toutes ceux et celles qui se sont battus pour nos droits à travers les siècles. Balzac, notamment. Nombreuses sont les tentatives de réformes qui, comme le rapport Racine, ont échoué pour donner une meilleure protection à notre profession. J’ai une pensée particulière pour Jean Zay, qui dans "Souvenirs et solitude", parlait de son grand projet de loi pour les auteurs en disant : « J’avais légitimement compté sur cet appui : la Société des gens de lettres n’aurait pu, sans faillir à sa mission, répudier les efforts faits dans ce sens depuis cent ans par tous ses présidents, à commencer par Balzac que le code de la profession littéraire empêchait de dormir vers 1840 et dont le projet de réforme n’échoua que devant l’essor d’un faux libéralisme. »
    Qu’en diraient aujourd’hui tous ces auteurs du passé, qui ont contribué à bâtir cette institution ?
    Les temps ont changé. Nous sommes au XXIe siècle. Depuis la création de la SGDL jusqu’à aujourd’hui, le droit du travail s’est renforcé. Nous devons être une bonne fois pour toutes au clair sur ce dont nous avons besoin pour avancer : des syndicats autonomes et puissants, élus démocratiquement par les artistes-auteurs eux-mêmes. Parce que nous sommes des travailleurs. Des travailleurs atypiques, certes, du fait de la particularité de la création, mais nous exerçons un métier et nous avons plus que jamais besoin que nos droits fondamentaux soient respectés.
    Voilà pourquoi je rends ma carte d’adhérente de la Société des Gens de lettres aujourd’hui. Cela ne retire rien au respect que j’ai pour certains salariés de cette institution, qui ont toujours fait montre de beaucoup de considération envers les auteurs. Mais il n’est pas possible de laisser l’un des nôtres être attaqué en justice pour avoir pris la parole lors d’un débat public, en marquant son soutien à la profession. J’espère que dans un avenir proche, la Société des Gens de Lettres sera capable de se réformer et de se remettre en question. Qu’elle fera la lumière sur sa véritable fonction : association ? Opérateur de l’État ? Organisme de gestion collective ? Syndicat ? Manifestement, la confusion entre les rôles l’empêche aujourd’hui de remplir sa mission.
    Je rends ma carte d’adhérente car je dois l’admettre : je ne suis pas « un gens de lettres ».
    Je vis au XXIe siècle.
    Je suis écrivaine, scénariste, vidéaste.
    Je suis une femme, qui aspire à plus d’égalité dans le monde de l’édition.
    J’appartiens à la plus grande famille des artistes-auteurs, ces créateurs et créatrices bien vivants.
    Et aujourd’hui, je ne peux me sentir représentée par une institution qui se retourne contre ceux et celles qu’elle a pour mission de protéger.