salim sellami

La liberté d’expression n’a jamais été la l’expression de la liberté

  • L’indépendance de la justice à la lumière du cas Abdelaziz Bouteflika – Salimsellami’s Blog
    https://salimsellami.wordpress.com/2020/07/15/lindependance-de-la-justice-a-la-lumiere-du-cas-abdelaziz-bo

    J’avoue que cette réflexion m’a été inspirée en regardant l’interview donnée par le président de la République à la chaîne française France 24 à l’occasion de la fête de l’Indépendance de notre pays. Interview où il a soufflé le chaud et le froid, laissant planer une impression désagréable de superficialité, d’être resté sur notre faim sur la plupart des sujets abordés, notamment celui de la nécessité de juger ou non le président déchu Abdelaziz Bouteflika qui, aujourd’hui, nous intéresse le plus.

    En effet, à un certain moment d’une interview très policée et très tranquille, le journaliste a demandé au président de la République « s’il fallait ou non juger Abdelaziz Bouteflika ? » Et là, A. Tebboune a eu des réponses ô combien ambiguës. Je le cite : « Je peux vous donner un ordre de faire rapidement passer ce marché, mais vous en profitez pour en abuser… », a-t-il déclaré ou « si la justice le demande, c’est son affaire, mais pour le moment, il n’en est pas question ».

    Cette attitude timorée, floue par moment, ambiguë par d’autres, est à mon sens à contre-courant des aspirations de justice portées par le peuple algérien pendant plus d’une année et cela pour plusieurs raisons. Doit-on comprendre que toutes les affaires de corruption, de dilapidation et de mise à sac de notre économie sont des accidents de parcours dus à des « abus de la part d’exécutants » peu amènes ? Remarquez le terme « abuser » utilisé au lieu de corruption, détournement, crime économique ….

    Et à partir de là, peut-on comprendre que le président de la République a absous son prédécesseur et a décidé que ce sont les exécutants, comme il le dit, seuls responsables ? Peut-on imaginer un instant que ce qui était devenu une marque de fabrique de la gouvernance de Abdelaziz Bouteflika soit due uniquement à des exécutants véreux et que celui qui se vantait de détenir tous les pouvoirs entre ses mains ne soit pas au courant ou n’est pas responsable comme semble vouloir nous le faire croire M. A. Tebboune ? Difficile à admettre. Peut-on parler de justice impartiale et indépendante quand tous les anciens responsables, ministres, premiers ministres, patrons, hauts responsables jugés pour corruption montrent du doigt Abdelaziz Bouteflika et ne cessent de répéter au tribunal qu’ils n’ont fait qu’obéir à ses ordres ou appliquer son programme et que cela n’entraîne aucune réaction des juges qui font semblant de n’avoir rien entendu ? Assurément pour le moins que l’on puisse dire, cela pose problème.

    Et si tel est le cas, tous ces procès et les condamnations à de lourdes peines de ces hauts responsables seront entachés à jamais d’une injustice et d’un manquement grave que l’histoire retiendra. Quels que soient les crimes imputés à ses hauts responsables, nous nous devons de leur assurer des procès équitables et faire entendre l’ancien président déchu par la justice fait partie de cette équité.

    Monsieur le Président, vous n’êtes pas sans savoir que ce ne sont ni des partis politiques croupions ni une autre force constitutionnelle aussi puissante soit-elle, qui ont permis de dégager le système Bouteflika et de faire de vous le premier magistrat du pays. C’est le hirak et cela personne ne doit l’oublier. Et justement, une des revendications premières de cette révolution populaire pacifique unique dans notre histoire, était de « juger la issaba », toute la « issaba ».

    Alors peut-on juger une bande et accorder, pour des raisons obscures, l’immunité à son chef, celui qui donnait les ordres. C’est tellement contre toute logique que cela sent le deal et une justice qui ne se met en branle que sur injonction des puissants du moment encore une fois. Non Monsieur le Président, la corruption n’était pas un accident de parcours du règne de Abdelaziz Bouteflika, elle est due à des fonctionnaires véreux et malhonnêtes. N’est-ce pas lui qui avait imposé une nouvelle mouture du code des marchés (Journal officiel n° 52 du 28 juillet 2002) qui ouvrait un boulevard de gré à gré et à la corruption ? Le dernier alinéa de l’article 37 de ce nouveau code stipulait « le service contractant à recours au gré à gré simple exclusivement dans les cas suivants quand il s’agit d’un projet prioritaire et d’importance national ». Sans donner aucune définition ni précision de ce qu’on entendait par projet prioritaire ou d’importance nationale pour pouvoir éviter les dérives. Et évidemment, ce qui devait arriver arriva, une corruption tous azimuts .

    Le scandale de l’affaire Khalifa est resté lui aussi comme une tache noire et un symbole de l’iniquité d’une justice aux ordres qui punissait les faibles et protégeait les puissants. Des dizaines de ministres, hauts cadres et proches de Abdelaziz Bouteflika ont été cités dans ce procès du siècle mais n’ont jusqu’à ce jour jamais été inquiétés et cela malgré toutes les promesses de les juger par la Cour suprême qui nous ont été faites à l’époque. Seuls les lampistes ont été jugés et condamnés. Qu’a fait A. Bouteflika qui, faut-il le rappeler, était au sommet de sa puissance et se targuait de ne pas être un trois-quart de président pour mettre fin à ce scandale judiciaire ?

    Dès sa prise de pouvoir en 1999, n’avait-il pas dit : « Je suis le chef du gouvernement le patron de la télé, le directeur de l’agence de presse officielle… » Combien d’affaires de corruption et de dilapidation de deniers publics touchant ses ministres ou ses proches ont été, avec moult détails, étalées pendant des jours à la une des journaux sans que le Président déchu ne bouge le petit doigt pour que justice soit faite ? Au contraire, il a couvert tout cela du manteau de l’impunité tissé dans le mépris profond qu’il vouait à la presse et à son peuple. Qui a catapulté un certain Amar Saadani, homme inculte et corrompu à la tête de l’auguste APN en faisant de lui le troisième personnage du pays !
    Pire encore, n’oublions pas le limogeage brutal de l’actuel ministre de la Justice qui avait osé, à l’époque en tant que procureur général, lancer un mandat d’arrêt contre un de ses proches, en l’occurrence le tristement célèbre Chakib Khelil pour ne pas le nommer, très vite ex-filtré d’ailleurs hors du territoire pour ne pas répondre de ses actes devant la justice. Cette liste est loin d’être exhaustive, mais c’est pour dire encore une fois que la mise à sac du pays et la destruction de ses institutions n’étaient pas un accident de parcours mais un mode de gouvernance chez Abdelaziz Bouteflika. Et vouloir lui accorder l’immunité aujourd’hui serait en quelque sorte une manière de renouer avec les pratiques d’un passé qu’on espérait révolu à jamais.

    Pour mieux cerner le personnage, n’oublions pas aussi dans quel état d’esprit de revanche et de mépris vis-à-vis de son peuple il était avant et après avoir été élu à la fonction suprême en 1999. Le journaliste Farid Allilat, auteur du livre biographique Bouteflika, l’histoire secrète rapporte qu’une fois élu à la magistrature suprême et faisant allusion à sa condamnation par la Cour des comptes en 1983 pour détournement de fonds publics, il aurait dit à ses proches : « Ils m’ont traité de voleur ? J’en ferai tous des voleurs !!! »
    D’aucuns seront tentés peut-être de nous accuser de vouloir tirer sur une ambulance. Ceci n’est sûrement pas le cas, car nous avions déjà et à de nombreuses reprises dénoncé la corruption et la gouvernance du système Bouteflika dans des contributions parues dans les journaux (Le Soir d’Algérie des 12.8.2013, 6.2.2016, 16.4.2016, 7.11.2016 et El Watan des 15.4.2014, 12.3.2019…) et la liste n’est pas exhaustive. Ceci fait qu’aujourd’hui, nous sommes tout à fait à l’aise pour en parler et demander que justice soit faite à ce pays.

    Nous assistons depuis des mois à une situation tout simplement incroyable, inédite, du jamais vu dans aucun pays ! Premiers ministres, ministres, grands patrons, hauts gradés, frère du président, tout ce beau monde jugé et condamné à de lourdes peines avec une célérité qui en a étonné plus d’un. Oui, on avait tellement soif de justice qu’on a bien voulu croire au miracle d’un système judiciaire qui avait, du jour au lendemain, retrouvé à la fois à la vue, l’audition, sa conscience et son impartialité perdues pendant des décennies. On a fait taire en nous cette petite voix qui essayait de nous dire de nous méfier des miracles. Mal nous en a pris, car très vite on a compris aussi qu’apparemment cette prise de conscience était sélective et qu’une ligne rouge à ne pas dépasser a été tracée par un mystérieux arbitre avec comme mot d’ordre : pas touche au chef de bande !

    Il serait pour le moins catastrophique pour notre pays que cette illusion de justice indépendante retrouvée à laquelle on voulait croire, ne soit tout simplement qu’un mirage, un changement dans la forme uniquement, ou tel donneur d’ordre est remplacé par un autre.
    Il est très important pour l’équité de tous ces procès et la réputation de la justice de juger celui vers qui tous les doigts accusateurs convergent aujourd’hui. Juger sans esprit revanchard bien sûr et sans chercher à humilier qui que ce soit, comme cela a été malheureusement le cas pour Ahmed Ouyahia qui, quoi qu’on puisse penser de lui, se devait d’ être préservé dans sa dignité d’homme. On ne doit pas faire ce qu’il a fait aux cadres qu’il a injustement mis en prison et brisé à jamais, sinon il n’y aura aucune différence morale entre nous et lui.

    Non, la justice doit rester sereine et juste.

    Juger Abdelaziz Bouteflika est important pour le symbole, pour l’exemple, pour réaffirmer que nul n’est au-dessus de la loi, donner un gage de rupture avec l’ancien système et réaffirmer que la justice ne peut accepter de deal. Cela nous permettra de ne pas en douter de tourner définitivement la page dramatique du règne de Abdelaziz Bouteflika. Mais que ce soit clair, juger Abdelaziz Bouteflika ne veut pas dire l’emprisonner obligatoirement. Certes, cette justice dont l’indépendance est malheureusement sérieusement mise en doute déjà à cause des détenus d’opinion doit être juste, sereine mais aussi humaine.

    A. Tebboune dit que pour le moment, il ne voyait pas l’intérêt de juger Abdelaziz Bouteflika. Les dangers de ce déni de justice sont grands à mon avis. En effet, qui continuera à croire en l’indépendance d’une justice qui ne veut même pas entendre un homme vers lequel tous les doigts accusateurs convergent et qui en même temps ne peut s’empêcher de continuer à emprisonner à tour de bras des jeunes et moins jeunes uniquement pour leurs opinions dérangeantes pour le pouvoir en place ?

    Comment ne pas penser alors que Abdelaziz Bouteflika est protégé et qu’un deal entre les clans au haut sommet de l’Etat lui permet de continuer à couler des jours tranquilles aux frais du contribuable ? Comment ne pas donner du grain à moudre à tous ceux qui pensent que rien n’a changé et que le système s’est régénéré par lui-même ? Certes, juger un vieillard impotent et malade peut paraître peu glorieux, mais il est dit aussi qu’ il y a des indulgences qui sont tout simplement un déni de justice (Joubert. J).

    Que ce soit pour les détenus d’opinion ou pour le cas Abdelaziz Bouteflika, on a l’impression que pour le moment, le Président A. Tebboune tient comme le dit un adage bien de chez nous « le bâton par le milieu », en espérant pouvoir continuer à se cacher derrière son petit doigt. Espérons que sa main puisse glisser et tenir le bâton par le bon bout qui nous permettra d’exorciser les drames qu’a vécus notre pays. Car il est dit, là aussi, que « gouverner c’est maintenir les balances de la justice égales pour tous »

    (F. D. Roosevelt). Osons espérer aussi que l’apaisement dont parle souvent le président de la République ne soit pas un slogan creux et se traduise dans les plus brefs délais par la libération effective et immédiate de tous les détenus d’opinion. Ce n’est qu’à ces conditions qu’on arrivera peut-être à retisser ce lien de confiance rompu entre les citoyens, la justice de leur pays de même qu’avec leurs gouvernants. Constitutionnaliser le hirak comme vous le proposez Monsieur le Président, c’est bien, l’écouter c’est mieux.

    Par Djidjeli Nacer , Professeur de chirurgie pédiatrique

    Source : elwatan.com