Sombre

“Only the mob and the elite can be attracted by the momentum of totalitarianism itself. The masses have to be won by propaganda.” (Hannah Arendt) IN GIRUM IMUS NOCTE ECCE ET CONSUMIMUR IGNI

  • À Morlaix, une association déclare la guerre à la fracture numérique
    https://www.telerama.fr/idees/a-morlaix-une-association-declare-la-guerre-a-la-fracture-numerique-6661945

    Ingénieur à la retraite, Hervé Zalczer récupère des ordinateurs bons pour la casse, les fait reconditionner, puis les met à la disposition des Morlaisiens, qu’il guide aussi souvent face à l’écran. Car les naufragés de l’informatique, dans le Finistère comme ailleurs, sont bien plus nombreux qu’on ne l’imagine. Rencontre avec l’association Goupil et son dynamique président.

    Dans les locaux de l’association Goupil, tout près du port de plaisance de Morlaix, au nord-est du Finistère, quelques tours d’ordinateur à reconditionner patientent sur les étagères. Le président de l’association, Hervé Zalczer, évalue les stocks, entre soupirs et fierté : « Il nous manque des écrans. Le coronavirus a épuisé nos réserves. Nous savions que les besoins étaient colossaux. Pendant l’épidémie, je suis tombé de ma chaise devant la demande ! » Après la fermeture des écoles, le 16 mars, l’association s’est employée à prêter du matériel informatique à tous les collégiens du pays de Morlaix qui n’avaient pas accès à un ordinateur.

    Et la continuité pédagogique a révélé une fracture numérique insoupçonnée : en deux semaines, l’association livre cent dix machines. « Seulement pour la moitié de ceux qui en auraient eu besoin. Les autres ne disposaient pas d’une connexion Internet », regrette Hervé Zalczer. Il estime que 10 à 15 % des collégiens de Morlaix n’ont pas accès à un ordinateur à la maison. Au cours des semaines de confinement, le téléphone de l’association n’a cessé de sonner. Des questions sur des imprimantes non branchées, des mails qui refusent de s’envoyer. Pour récupérer du matériel, le président de l’association sillonne la région…
    Un ordinateur et une imprimante pour 20 euros par an

    Il y a vingt ans, alors ingénieur en haute technologie médicale, Hervé Zalczer déménage de Paris à Morlaix et accepte, pour combler une période de chômage, de donner des cours d’informatique. Mais quel sens y a-t-il à initier aux rudiments de l’ordinateur des personnes qui n’ont pas les moyens de s’en offrir ? Il sillonne alors les déchetteries à la recherche de matériel à reconditionner et crée, en 2017, l’association Goupil, avec son ami Michel Clech. Jeune retraité, il y consacre bientôt trente heures par semaine ; à Morlaix, les exclus de l’informatique sont plus nombreux qu’il ne l’imaginait. Multipliant les partenariats avec les collectivités locales pour récupérer les ordinateurs usés, les deux hommes prennent aussi contact avec les centres sociaux afin d’identifier les bénéficiaires. Moyennant 20 euros par an, Goupil propose aux personnes en difficulté de louer un ordinateur et une imprimante fonctionnels. La première année, l’association fournit quatre-vingts machines ; cent vingt la suivante. « En 2020, on en prévoit plus de cent soixante, sans compter les prêts liés au Covid-19 ! » s’exclame Hervé Zalczer. En plus de sa dizaine de bénévoles, Goupil s’apprête à embaucher pour renforcer son action.

    Car la fracture numérique s’avère abyssale : « J’ai vu un nombre incalculable de personnes poser la souris sur l’écran », affirme-t-il. Goupil fournit pourtant des ordinateurs prêts à l’emploi. Navigateur Internet, liens de sites utiles, logiciel de traitement de texte, tout est installé. Mais la barrière reste souvent infranchissable, même avec la leçon de prise en main de deux heures qui accompagne la livraison de l’ordinateur. « J’ai rencontré de jeunes adultes, des artisans, des patrons d’exploitation, en détresse face à la machine. Vous n’imaginez pas le courage qu’il faut pour aller affronter un univers inconnu. »

    Demander, mine de rien, à une collègue de réaliser une démarche en ligne, prétexter une panne pour que le voisin imprime un papier… certains tentent d’éviter, coûte que coûte, de se confronter à l’ennemi numérique : « Ils utilisent des stratégies de contournement… jusqu’au jour où survient un isolement, un accident de la vie ou un confinement… Et si l’“illectronisme” frappe tout âge et tout milieu, il rend invisibles les plus vulnérables. C’est d’une violence extrême. L’informatique renforce le modèle d’exclusion dans lequel nous vivons. » Hervé Zalczer raconte avoir été appelé par une femme de 40 ans qui ne pouvait se rendre à la leçon d’informatique, car elle n’avait pas de quoi payer l’essence de sa voiture. Ironie cruelle, elle n’avait pas pu réaliser les démarches en ligne nécessaires pour toucher les aides sociales.

    L’ancien ingénieur en haute technologie a longtemps ignoré l’existence des laissés-pour-compte du numérique : « Je suis né avec l’ordinateur. J’ai commencé mes études avec l’invention du microprocesseur. J’utilise le système informatique aussi instinctivement qu’un tournevis. » Mais il a trouvé dans sa passion initiale l’outil de ses convictions. « Si ma seule compétence est informatique, j’essaie de la mettre au profit du social. Pour embarquer ceux qui restent sur le bord de la route. » Goupil a ainsi initié une économie circulaire. « Nous donnons une seconde vie à des ordinateurs bons pour la casse. Ces dernières années, nous avons travaillé avec des instituts médicaux éducatifs pour former de jeunes handicapés au reconditionnement, un travail valorisant », explique le Breton d’adoption. Sans redistribuer des devises aux géants mondiaux de l’informatique : il configure sur les ordinateurs le système d’exploitation libre de droits Linux. « Le petit plus, pour le passionné d’informatique que je suis… »
    “Je me suis aperçu que beaucoup de personnes ne savent pas vraiment lire, sans oser le dire.”

    Reste à identifier ceux qui passent sous les radars du numérique. Goupil tente de lutter contre un ennemi redoutable, produit direct de la violence sociale : l’isolement. Loin du port et de ses maisons de granit, Hervé Zalczer se gare entre les immeubles du quartier de la Vierge noire, en périphérie de Morlaix. Il y rejoint son associé Michel Clech et Vanessa Chiron, directrice du centre social Carré d’as. Goupil a fourni à l’association six ordinateurs, mis à disposition des habitants de ce quartier populaire. Viennent régulièrement au centre social Éliane — « Mamie », plus à l’aise avec la machine à coudre qu’avec l’ordinateur —, d’autres en situation de handicap, de difficultés sociales et culturelles. « Ici, le format du cours d’informatique classique n’est pas adapté. Je me suis aperçu que beaucoup de personnes ne savaient pas vraiment lire, sans oser le dire. D’autres n’iront jamais à des cours traditionnels, parce qu’ils ont connu l’échec scolaire. Ils se disent qu’ils n’y parviendront pas, que ce n’est pas pour eux. »

    L’épidémie passée, les membres de Goupil et la directrice du centre réfléchissent à de nouvelles stratégies pédagogiques pour identifier les invisibles de la fracture numérique. « Vanessa Chiron fait un travail formidable pour amener doucement au numérique les plus réticents : par le biais de cours de cuisine, où il faut aller chercher une recette sur Internet, ou avec la fabrication d’un journal de quartier… On pense aussi à des ateliers pour apprendre à se servir d’un drone avec un smartphone. » Passionné de mer et de voile, Hervé Zalczer n’a plus guère le temps de naviguer, mais mène son combat comme on tient la barre. Le cap est ambitieux : qu’il n’y ait plus, dans le pays de Morlaix, une seule famille, mairie ou association qui n’ait accès à l’informatique. Le temps presse, le gouvernement entend dématérialiser l’ensemble des procédures administratives d’ici à 2022…

    Coline Renault

    #fracture_numérique #télé-enseignement #e-learning #dématérialisation