• « Les jeunes représentent un angle mort de l’Etat-providence français », Tom Chevalier
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/09/05/les-jeunes-representent-un-angle-mort-de-l-etat-providence-francais_6051065_

    Le chercheur Tom Chevalier s’étonne, dans une tribune au « Monde », de l’absence d’accès des 18-25 ans aux minimas sociaux, pourtant recommandé par tous les rapports et les études, alors que la crise actuelle touche principalement les jeunes

    Tribune. Les jeunes âgés de 18 à 29 ans présentent un taux de pauvreté monétaire (revenu inférieur au seuil de 50 % du revenu médian) quatre fois supérieur à celui des personnes âgées de plus de 60 ans : environ 13 % contre 3 % en 2017 d’après l’Insee. Il s’agit également de la tranche d’âge dont le taux de pauvreté a le plus progressé ces dernières années, avec une hausse de près de 50 % depuis 2002.

    La crise économique de 2007, puis celle engendrée par la situation sanitaire due au Covid-19, ont progressivement dégradé les conditions de vie des jeunes. Ceux-ci représentent donc la partie de la population la plus touchée par la pauvreté. Pourtant, ils sont exclus du dispositif principal de lutte contre la pauvreté, à savoir le revenu de solidarité active (RSA). Paradoxe.

    Le RSA n’est en effet pas ouvert aux jeunes de moins de 25 ans. C’est une spécificité française puisque, dans la quasi-totalité des pays européens, les jeunes peuvent bénéficier du revenu minimum dès 18 ans, et que les jeunes adultes français de moins de 25 ans sont presque les seuls en Europe (avec les Espagnols et les Luxembourgeois) à être toujours considérés comme des enfants par l’Etat social. Même l’Italie, un pays à forte tradition familialiste, a récemment mis en place un revenu minimum (reddito di cittadinanza), sans condition d’âge.

    La tradition familialiste française

    Dans la plupart des pays, quand on devient adulte civilement (majorité civile) et politiquement (droit de vote), on le devient aussi socialement. Pas en France. Plusieurs raisons peuvent rendre compte de cette exception. Tout d’abord, la tradition familialiste française : on considère que c’est d’abord à la famille de prendre en charge ses « grands enfants », et c’est la raison pour laquelle les jeunes représentent un angle mort de l’Etat-providence français.

    Ce qui reporte la charge des difficultés sociales des jeunes sur les familles – renforçant d’autant l’importance des origines sociales et par conséquent les inégalités entre jeunes – et laisse à l’abandon ceux qui sont sans famille ou dont la famille n’a pas les ressources suffisantes pour les aider (« Les transferts familiaux vers les jeunes adultes en temps de crise : le charme discret de l’injustice distributive », Adrien Papuchon, Revue française des affaires sociales n°1-2, 2014).

    Ensuite, la critique d’un éventuel « assistanat » est récurrente dans le débat public : s’ils recevaient le RSA, les jeunes se reposeraient sur ce revenu, sans chercher d’emploi. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’allocation d’insertion en faveur des jeunes primo entrants sur le marché du travail fut supprimée en 1992, et que le « RSA jeunes », créé en 2009, établit des conditions trop restrictives et déconnectées des conditions de travail des jeunes en en limitant l’accès à ceux qui ont travaillé deux ans sur les trois dernières années.

    La critique d’assistanat envers les plus pauvres n’est pas fondée

    De fait, le RSA n’a finalement touché qu’environ 9 000 jeunes. Or, l’accès au revenu minimum n’affecte pas la recherche d’emploi des jeunes (« Le RMI et son successeur le RSA découragent-ils certains jeunes de travailler ? Une analyse sur les jeunes autour de 25 ans », Olivier Bargain et Augustin Vicard, Economie et Statistique n° 467-468, 2014). Les travaux d’Esther Duflo sur la pauvreté ont notamment montré que cette critique d’assistanat envers les plus pauvres n’était pas fondée empiriquement.

    Surtout, il est possible d’articuler plus étroitement le bénéfice du revenu minimum aux dispositifs d’accompagnement vers l’emploi ou la formation, comme c’est le cas dans les pays nordiques dans le cadre des « garanties jeunesse ». S’il existe également en France une Garantie Jeunes, elle ne permet pas de couvrir la totalité des jeunes en situation de pauvreté : pour cela, il faudrait l’articuler à l’ouverture du RSA aux moins de 25 ans, ou changer de dimension en la transformant en un véritable droit social équivalent (« Arrêtons de les mettre dans des cases ! Pour un choc de simplification en faveur de la jeunesse », Célia Verot et Antoine Dulin, Rapport au premier ministre, mars 2017).

    Enfin, le coût budgétaire de la mesure demeure le sous-texte nécessaire à la compréhension d’une telle absence de décision. L’Inspection générale des affaires sociales, reprenant une étude de la Drees de 2012, a par exemple estimé le coût de l’ouverture du RSA aux 18-25 ans (non-étudiants) entre 1,5 et 3 milliards d’euros (« La protection sociale des jeunes de 16 à 29 ans », Rapport 2015 de l’Inspection générale des affaires sociales).

    Le « revenu universel d’activité » pour les moins de 25 ans

    A titre de comparaison, le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) a coûté 21 milliards en 2018, et le « plan jeunes » présenté le 23 juillet 6,5 milliards. C’est donc une réforme qui dépend en fin de compte d’une volonté politique forte en faveur des jeunes précaires, alors que ses effets seraient considérables en termes de réduction de la pauvreté (« Repenser les minima sociaux - Vers une couverture socle commune », Chistophe Sirugue, Rapport au premier ministre, avril 2016).

    Lors du débat sur la mise en place d’un éventuel « revenu universel d’activité » remplaçant l’ensemble des minima sociaux, la question de l’âge a été posée : faut-il ouvrir ce nouveau dispositif aux moins de 25 ans ? Si l’on a pu penser un temps que ce soit le cas, répondant ainsi à l’exemple de la quasi-totalité des pays d’Europe, au souhait des organisations jeunesse et aux nombreux rapports administratifs l’ayant appelé de leurs vœux (Concertation citoyenne sur le revenu universel d’activité - Synthèse des ateliers citoyens, octobre-décembre 2019), il semble que ce ne soit plus le cas puisque Gabriel Attal, alors secrétaire d’Etat à la jeunesse, s’est exprimé contre cette ouverture dans une interview le 26 mai 2020.

    Or, le contexte actuel rend d’autant plus nécessaire cette entrée des jeunes dans le droit commun des minima sociaux : si la crise sanitaire actuelle a principalement touché les plus âgés, la crise économique et sociale qui s’ensuit va concerner les jeunes en premier lieu, avec, entre autres, une montée du chômage et de la pauvreté. Cette situation, qui se retrouve dans tous les pays selon l’Organisation internationale du travail (OIT) comme selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), va également accroître les problèmes de santé mentale ainsi que la défiance politique des jeunes.

    La reconnaissance du statut de citoyen social

    Certes, le « plan jeunes » propose une palette de dispositifs pour aider les jeunes dans ce nouveau contexte. Il ne peut toutefois ni répondre à toutes les futures situations de pauvreté qui surviendront (accentuées par la future réforme de l’assurance chômage repoussée à 2021, qui augmentera la durée de cotisation de quatre à six mois), ni endiguer la crise de confiance des jeunes à l’égard des institutions, sans leur faire confiance en retour en reconnaissant leur statut d’adulte dans le cadre de la protection sociale.

    Si, comme l’a déclaré le 22 août à la presse la nouvelle secrétaire d’Etat à la jeunesse, Sarah el Haïry, être jeune en France « c’est être au cœur du système de solidarité », alors la première étape est de leur ouvrir ce qui constitue le premier pilier de cette solidarité : la reconnaissance du statut de citoyen social et son corollaire, l’accès au revenu minimum.

    Tom Chevalier travaille sur les politiques publiques en direction des jeunes en Europe. Il est notamment l’auteur de La jeunesse dans tous ses Etats (PUF, 2018).

    #Revenu #droits_sociaux #jeunes #RSA #RUA