• #Privatisation de l’#enseignement_supérieur : un cheval de Troie léglislatif ?

    La question de la délivrance des #diplômes et de la collation des #grades est une question à très fort enjeu pour l’enseignement supérieur public, mais dans laquelle il est devenu difficile de se retrouver. À l’évidence, le « projet de loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l’enseignement supérieur » joue de cette complexité. La tentative — heureusement déjouée au cours des débats — de délivrer le grade de docteur à des individus n’ayant pas obtenu le diplôme de doctorat le prouve : les #titres_universitaires suscitent des convoitises.

    Dans ce grand mouvement de #dérégulation qui vient de loin, l’article 22, II, 2° du projet de loi a sans doute été sous-estimé. Il faut dire, aussi, que tout semble avoir été fait pour qu’il reste sous les radars. Usant de l’habituelle manœuvre consistant à donner pouvoir au gouvernement de légiférer à la place du Parlement par la voie d’ordonnances, cet article pourrait représenter un cheval de Troie de la privatisation de l’ESR, comme l’explique dans les lignes qui suivent le juriste Julien Icard.

    Établissements privés et délivrance des diplômes

    Quoique très complexe1, le régime applicable aux établissements privés d’enseignement supérieur peut être résumé en deux points.

    Si la liberté de l’enseignement supérieur, issue de la loi du 12 juillet 1875 relative à la liberté de l’enseignement supérieur, dite loi Laboulaye, est consacrée à l’article L. 731-1 du code de l’éducation et a d’ailleurs acquis valeur constitutionnelle (décision du Conseil constitutionnel du 23 novembre 1977), sa portée est assez limitée dans la mesure où l’État bénéficie du monopole dit de collation des grades (article L. 613-1 du code de l’éducation), ce qui conduit en principe à interdire aux établissements privés de délivrer les diplômes universitaires (article L. 731-14).
    Pour autant, plusieurs mécanismes ont contribué à « briser le monopole étatique de collation des grades »2, permettant directement ou non aux établissements privés de délivrer des diplômes universitaires.

    D’abord, depuis le décret n°99-747 du 30 août 1999 relatif à la création du grade de master, les établissements privés techniques, reconnus par l’État, peuvent dispenser des diplômes — ingénieurs ou autres — valant grade de master (article D. 612-33). Ils ne pouvaient en revanche dispenser eux-mêmes des diplômes, valant grade de licence ou de doctorat. En réalité, le diplôme et le grade sont de plus en plus déconnectés : un arrêté du 27 février 2020 dispose que

    « les grades universitaires peuvent également être accordés à d’autres diplômes délivrés au nom de l’État ou à des diplômes d’établissements publics ou privés, dès lors qu’ils contribuent aux objectifs du service public de l’enseignement supérieur ».

    Or, comme l’a rappellé Vidal Schwarz récemment, l’arrêté

    « confie le soin de cette labellisation non seulement au ministère mais aussi à la Commission des Titres d’Ingénieurs et à la Commission d’Évaluation des Formations et Diplômes de Gestion alors qu’elles sont proches des Grandes Écoles ».

    En d’autres termes, il n’est pas impensable que des diplômes internes d’établissements privés puissent par ce biais valoir grade de licence ou de master.

    En outre, les autres établissements privés, non techniques, peuvent, mais uniquement par le biais d’un conventionnement auprès d’un établissement public, dispenser des diplômes de licence ou master mais non pas de doctorat. Ici, le diplôme dispensé est un diplôme de licence ou master puisqu’il est en réalité attribué par un établissement public, censé contrôler l’ensemble du processus.

    Texte de la LPPR et finalités

    C’est dans ce contexte que vient d’être voté en première lecture à l’Assemblée nationale, l’article 22, II, 2° de la loi de programmation de la recherche selon lequel :

    II. – Dans les conditions définies à l’article 38 de la Constitution, le Gouvernement est autorisé à prendre par ordonnances les mesures relevant du domaine de la loi ayant pour objet de modifier le code de l’éducation afin de : […]
    2° Supprimer le régime de reconnaissance par l’État des établissements d’enseignement supérieur technique privés et prévoir les conditions dans lesquelles l’État peut apporter sa garantie à un diplôme délivré par un établissement d’enseignement supérieur privé ou par un organisme d’enseignement à distance dispensant des formations relevant de l’enseignement supérieur, notamment par la délivrance d’un grade universitaire ;

    Il est évidemment difficile de prédire avec certitude la teneur de la future ordonnance. Toutefois, selon l’étude d’impact (p. 169),

    « la procédure de reconnaissance par l’État des établissements d’enseignement supérieur technique privés, attribuée sans limitation de durée et qui ne peut être retirée que dans des conditions difficiles à réunir, se révèle aussi parfois trompeuse pour le public. Compte tenu de sa complexité et de son peu de lisibilité, il est donc proposé sa suppression au 2° de l’habilitation ».

    En d’autres termes, l’État entend se désengager du contrôle de la création des établissements d’enseignement supérieur technique privés qui pourtant peuvent délivrer des diplômes valant grade de master.

    Par ailleurs, selon la même étude d’impact (p. 169),

    « s’agissant de la diplomation, dans le respect du monopole de la collation des grades par l’État, l’ordonnance a également pour objet d’offrir la possibilité à l’ensemble des établissements d’enseignement supérieur privés de délivrer des diplômes visés par l’État ou conférant grade universitaire, après une évaluation par une instance nationale, le cas échéant spécialisée »,

    ce qui

    « permettra d’étendre aux établissements d’enseignement supérieur privés ‘libres’ ainsi qu’aux organismes d’enseignement à distance dispensant des formations relevant de l’enseignement supérieur les dispositifs du diplôme visé et du diplôme conférant grade actuellement mis en œuvre au seul bénéfice des établissements d’enseignement supérieur technique ».

    Si les choses n’étaient pas assez claires, l’étude d’impact précise

    « l’ordonnance vise à privilégier d’abord la qualité de la formation académique par cette évaluation, plutôt que de ne tenir compte que du type d’établissement, qu’il soit public ou privé, ‘libre’ ou technique ».

    Privatisation à venir ?

    Comment analyser une telle remise en cause généralisée du monopole de la collation des grades par l’État ? Lorsqu’un monopole est démantelé, il est loisible de qualifier le phénomène de privatisation ou d’ouverture à la concurrence. Sans rentrer dans le débat sémantique, il est assez évident que le coup sera rude pour les établissements publics. Lors de la séance du 23 septembre dernier à l’Assemblée nationale, certains députés – Cédric Villani et Michelle Ménard – ont protesté face à la méthode des ordonnances. D’autres – Michèle Victory, Cédric Villani, Muriel Ressiguier, Valérie Rabault – ont attaqué le fond, en évoquant à ce titre un risque de privatisation de l’enseignement supérieur.

    Les réponses formulées sont pour le moins étonnantes. D’un côté, le rapporteur du texte, Philippe Berta, a défendu un « renforcement [par l’ordonnance] du contrôle des conditions exigées des personnels de direction et d’enseignement, et de la lutte contre les fraudes et les atteintes à l’ordre public » notamment en raison d’une dérive « communautariste ou sectaire« . Loin de faciliter la création d’établissements privés, l’ordonnance aura pour effet d’en conforter le contrôle. De l’autre, la députée de la majorité, Cécile Rilhac, membre de la commission des affaires culturelles et de l’éducation, a estimé quant à elle qu’

    « il ne s’agit pas d’une privatisation de l’enseignement supérieur, mais d’une protection pour la jeunesse, qui se perd dans les offres de formations de l’enseignement supérieur privé : malgré des appellations telles que ‘bachelor’ ou ‘mastère’ – et non pas master –, elles ne sont pas validées par le ministère ».

    Ainsi, alors que « les offres [de l’enseignement privé] ne présentent aucune garantie réelle de la qualité de la formation » et que ces établissements « font payer à prix d’or des diplômes qui n’ont aucune validité sur le marché, qui ne sont pas reconnus« , il conviendrait fort logiquement de… faciliter par ces derniers la délivrance de diplômes universitaires.

    Il est certain que, dans les conditions actuelles, les établissements publics ne seront pas en mesure de résister à une forte vague de privatisation. Comme pour toute privatisation/ouverture à la concurrence d’un service public, plusieurs effets collatéraux sont prévisibles : accentuation des difficultés financières des universités en raison de la fin programmée de la péréquation opérée entre formations rentables et non rentables – les établissements privés se concentrant sur les premières, laissant les secondes aux établissements publics –, départ des enseignants-chercheurs publics vers les établissements privés leur assurant de meilleures rémunérations, détérioration de la qualité des formations publiques et, à terme, perte du sens même de service public de l’enseignement supérieur.

    Contre-propositions ?

    Ces risques étant avérés, l’opposition à cet article paraît logique et salutaire. Toutefois, une telle posture doit nécessairement s’accompagner de contre-propositions réalistes au regard de la situation de l’ESR.

    Ainsi pourrait-il en être de la création d’un statut unique d’établissement privé, ce qui mettrait fin à la complexité liée à la multiplicité des régimes. Ce statut ouvrirait droit d’ouvrir des formations universitaires. Toutefois, la délivrance des grades universitaires nationaux serait quant à elle subordonnée à des conditions spécifiques plus strictes, proches de celles associées au label « établissement d’enseignement supérieur privé d’intérêt général » issu de la loi Fioraso (articles L. 732-1 et suivants du code de l’éducation) : la forme non lucrative de l’établissement, un corps enseignant titulaire composé majoritairement d’enseignants-chercheurs ou encore des frais de scolarité identiques à ceux imposés aux établissements publics.

    https://academia.hypotheses.org/26218

    #ESR #université #facs #France #LPPR #LPR