Aux origines de l’État-providence - François-Xavier Merrien, La Vie des idées
On a longtemps attribué la paternité du terme “État-providence” aux libéraux de la fin du Second Empire, qui l’auraient forgé dans une acception négative. En réalité, la notion remonte à la génération de 1848, répondant aux revendications populaires. L’expression recouvre ainsi sa légitimité.
La notion d’État-providence connaît un destin paradoxal dans la pensée politique française. Chacun se plaît à souligner les ambiguïtés du terme, mais chacun se trouve dans l’obligation d’y recourir pour rendre compte des fonctions de solidarité de l’État. Ainsi, le 9 juillet 2018, devant les parlementaires réunis en Congrès, Emmanuel Macron, chef de l’État, déclare vouloir « construire l’État-providence du XXIe siècle ». Dans cette perspective, l’expression « État-providence » est en quelque sorte l’équivalent de la notion anglo-saxonne de « Welfare State » et c’est ainsi qu’elle est le plus souvent entendue dans le langage public. Toutefois, utiliser le terme État-providence comme un équivalent de « Welfare state » ne va pas sans poser de problèmes de terminologie. En effet, dans l’histoire traditionnelle des idées politiques en France, la notion d’État-providence est une expression péjorative, inventée par les libéraux au cours du Second Empire pour dénoncer un État omnipotent inhibant le développement des initiatives individuelles et collectives et se substituant de manière illégitime aux solidarités traditionnelles. Traditionnellement, depuis le fameux discours d’Émile Ollivier à la Chambre (27 avril 1864), la responsabilité de cette émergence est à mettre au compte de la loi Le Chapelier (1791) interdisant les corporations et ne laissant aucune place entre l’individu et l’État. Tout au long de la IIIe République, c’est ce sens négatif qui s’impose et qui perdure.
Jusqu’aux années 1970, l’expression est encore fort peu usitée, dans le domaine des politiques sociales. Les Français recourent plutôt aux notions de solidarité, de sécurité sociale ou de protection sociale. Il faut mettre au compte de Pierre Rosanvallon, dans un ouvrage fort lu et fort commenté, La crise de l’État-providence (1981), la reprise du terme en lui accordant un sens positif. Tout en soulignant l’origine libérale du terme, Rosanvallon justifie sa réappropriation en argumentant qu’il n’est plus légitime d’opposer État-gendarme et État-providence, le second n’étant, selon ses termes, qu’« une extension et un approfondissement » du premier. Bien que des critiques, fort nombreuses se soient élevées contre la réintroduction du terme en raison de son origine et de ses ambiguïtés, l’expression s’est largement ancrée dans le langage public et dans le langage expert. Cependant, les plaidoyers de nombreux universitaires pour l’abandon de la notion en raison de ses origines et de son sens originel n’ont cessé de créer un certain malaise, particulièrement chez les spécialistes des politiques sociales.
Cependant, la thèse de l’origine libérale de l’expression est-elle fondée ? Si tout le monde semble se satisfaire d’une analyse qui légitime nos préventions vis-à-vis d’un terme maladroit, combinant la notion politique d’État et la notion religieuse de providence, la thèse n’a guère fait l’objet de tentative de « falsification » (au sens de Popper). Les progrès de la numérisation des textes historiques et la mise à disposition des textes par le site Gallica de la BNF, permettent aujourd’hui de jeter un regard nouveau sur les origines de cette expression. À quel moment apparaît la notion ? Qui forge l’expression ? Possède-t-elle à l’origine un sens nécessairement péjoratif ? Ces trois questions majeures constituent l’essence de notre tentative de « falsification » historique de la théorie dominante sur l’origine de cette expression, fort curieuse au demeurant.
Émile Ollivier popularise l’expression dans un sens négatif
On a longtemps cru que l’expression « État-providence » dans la langue française avait été forgée par des penseurs libéraux hostiles à l’accroissement des attributions de l’État, et par des opposants républicains, radicaux et socialistes au régime impérial (Cottereau, 1989). Émile Ollivier (1864) ou Émile Laurent (1865) seraient les créateurs de cette expression visant à dénoncer la trop grande puissance de l’État inhibant les initiatives individuelles et collectives.
Il ne fait aucun doute que le puissant discours d’Émile Ollivier du 27 avril 1864 dénonçant « les excès de la centralisation, l’extension démesurée des droits sociaux, les exagérations des réformateurs socialistes ; de là le procès de Babeuf, la conception de l’État-providence, le despotisme révolutionnaire sous toutes ses formes » a beaucoup fait pour donner une forte notoriété négative à la notion. Comme le révèle le site Gallica, il est une référence permanente des discours publics tout au long de la IIIe République.
Cependant, l’analyse du corpus de textes fourni par le site Gallica fait clairement apparaître qu’Émile Ollivier et les tribuns du « groupe des cinq » n’inventent pas l’expression État-providence. Ils critiquent durement une idée dominante. Le corpus de textes révèle également que, dès l’origine, l’expression revêt des significations opposées. Au cours de la Révolution de 1848 et de la Seconde République, les économistes libéraux la manient pour dénoncer la politique sociale et interventionniste du gouvernement provisoire. Certains leaders socialistes l’utilisent également de manière négative pour dénoncer l’aliénation politique des ouvriers. En revanche, les insurgés ouvriers tout autant que les élites politiques qui se soulèvent contre la Monarchie de Juillet revendiquent l’édification d’un État social et interventionniste. L’expression est encore rare, mais elle est expressément formulée par les deux camps. Dès l’origine, l’expression est porteuse de sens opposés.
Une expression négative portée par les libéraux
Il ne faut pas attendre le Second Empire pour qu’émerge l’expression « État-providence ». Durant la Seconde République (1848-1851), elle est utilisée par les libéraux pour dénoncer les programmes des insurgés et du gouvernement provisoire. Dès 1849, on trouve le terme sous la plume du rédacteur du journal conservateur L’Assemblée nationale. Dans ses colonnes, le journal ne se prive pas de dénoncer les promesses dangereuses entretenues par les révolutionnaires (...).