• Covid-19 : chez les infirmières, réquisition et découragement - Christian Lehmann
    https://www.liberation.fr/france/2020/10/09/covid-19-chez-les-infirmieres-requisition-et-decouragement_1801796

    Elle était assise sur la chaise, au milieu du cabinet, tassée sur elle-même. Au-dessus du masque, je voyais à peine ses yeux. La porte du cabinet était ouverte, l’air circulait autour de nous depuis la salle d’attente, et le bruit du train avait un temps couvert ses paroles. Nous étions début juillet, à la sortie de la première vague, et cette infirmière de 27 ans que je connaissais de longue date avait pris rendez-vous une seconde fois après que j’ai décidé de l’arrêter pour un burn-out lié au surmenage pendant la crise du Covid. Elle allait légèrement mieux sous traitement, mais son état ne permettait pas la reprise.

    Elle m’avait raconté son quotidien, ses difficultés, le sentiment de culpabilité persistante : ne pas avoir le temps de s’occuper des patients de son unité de soins intensifs comme elle le désirait, ne pas avoir le temps de s’occuper de son fils, ne pas même oser certains soirs l’embrasser dans son berceau de peur de le contaminer. Elle m’avait parlé des horaires démentiels, des vacances annulées d’office, de la prime qu’on lui avait fait miroiter pour finalement la lui retirer pour quelque obscure raison administrative. Elle m’avait dit l’amour qu’elle avait pour son boulot. J’avais bien perçu son dévouement, et ce que ce dévouement lui avait coûté pendant ces derniers mois. Mais à ma question sur la manière dont elle envisageait l’avenir, sa réponse, en partie couverte par le bruit du train, m’avait pris de court. Je l’ai fait répéter, pour être certain d’avoir compris : « Je vais me renseigner pour passer un CAP fleuriste. » Elle était infirmière depuis quatre ans.

    [...]

    « Et puis le 29 septembre, brutalement, une nouvelle réquisition nous a été annoncée. Alors évidemment, le terme n’a pas été employé aussi clairement par la direction du Centre de formation et de développement des compétences (CFDC) : nous sommes "mo-bi-li-sées". En effet, cette fois-ci, je vais être notée et évaluée sur mes compétences infirmières. J’ai comme un doute, et je ne suis pas la seule, sur les compétences que je vais pouvoir acquérir en passant cinq semaines sur la plateforme Covidom/Covisan à tracer des patients contacts, et à réaliser des tests PCR dans les aéroports. Le ministère a lâché un peu de lest sur nos revendications salariales : 200 euros supplémentaires par semaine (sur une base de 1,08 euro/heure). Mais cela ne règle en rien le problème principal : la qualité de notre formation. On nous utilise comme bouche-trou, parce qu’il manque de bras pour prendre en charge les patients.

    [...]

    L’espérance de vie professionnelle d’une infirmière à l’hôpital était déjà tombée à sept ans. Sept ans seulement avant d’abandonner la blouse. Dans le monde d’après, nous avons réussi cette gageure : décourager les infirmières avant même la fin de leur formation.

    #santé_publique #soignantes #infirmières