• Etat d’urgence sanitaire : « C’était la dernière semaine pour réagir »
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    Pour l’épidémiologiste et modélisateur Mircea Sofonea, le couvre-feu décrété en Ile-de-France et dans huit métropoles était nécessaire, mais il ne suffira pas à enrayer la propagation du Covid-19.
    Propos recueillis par Delphine Roucaute

    Mircea Sofonea est maître de conférences en épidémiologie et évolution des maladies infectieuses à l’université de Montpellier. Il participe au groupe de modélisation de l’équipe de recherche Evolution théorique et expérimentale (ETE), qui étudie les aspects populationnels de la pandémie de Covid-19 depuis le 12 mars.

    Les annonces d’Emmanuel Macron arrivent-elles au bon moment ou trop tard ?

    On a atteint le dernier moment. Avec mon équipe, nous avions fait des extrapolations fin septembre et calculé que le scénario médian était, si on voulait rester dans une situation acceptable, d’apporter une réponse à la propagation de cette épidémie avant la mi-octobre. C’était donc la dernière semaine pour réagir.

    Maintenant, on va voir l’efficacité de ces décisions. Pour le moment, on a très peu de recul sur ce type de mesure. La seule étude, à ma connaissance, c’est celle mise en ligne le 12 octobre par l’Institut Pasteur sur l’effet du couvre-feu en Guyane, qui a réduit de 1,7 à 1,1 le taux de reproduction du virus. Donc, c’est une mesure qui, dans les circonstances actuelles, permettrait de mettre l’épidémie sous contrôle.

    Le couvre-feu n’est pas assorti de restrictions concernant les déplacements. Ce dispositif vous semble-t-il cohérent ?

    D’un point de vue épidémiologique, on peut craindre que les vacances de la Toussaint constituent une période de brassage, en particulier à la faveur de réunions familiales intergénérationnelles. Mais c’est cohérent avec ce qui a été mis en place jusqu’à présent : préserver un maximum de libertés individuelles, ne viser que les réunions amicales en semaine et éventuellement le week-end, tout en conservant le dernier bastion que sont les cercles familiaux plus restreints. Sachant qu’il y a aussi des difficultés logistiques : comment voulez-vous mettre en place des restrictions de déplacement quand les mesures sont prises au niveau des métropoles ou même d’une région ?

    La France est un pays centralisé. Il faudrait remettre en place des contrôles systématiques sur les grands axes routiers. Ce serait extrêmement coûteux et pas tellement efficace, puisque l’essentiel du territoire n’est pas soumis à ce type de restrictions. Cela ne veut pas dire que ça n’aurait pas été utile, mais, dans ce cas-là, on se serait rapproché de quelque chose qui ressemblerait fortement au confinement, qui doit être évité au maximum d’un point de vue économique.

    Mais je ne partage pas le commentaire du président, qui a dit que l’épidémie reste sous contrôle. C’est faux. L’épidémie n’est plus sous contrôle depuis juillet. A partir du moment où le taux de reproduction est passé au-dessus de 1, la propagation était exponentielle, ce qu’a tardé à reconnaître Santé publique France, qui ne l’a fait que fin août. Toutefois, le contrôle de l’épidémie est à portée de mesures qui ne sont pas aussi restrictives que le confinement. Il suffirait de diminuer de 0,3 ou 0,4 le taux de reproduction. Je pense que le couvre-feu est un bon moyen. C’est une première étape qu’il faudra nécessairement évaluer d’ici deux semaines.

    Le gouvernement a-t-il raison de cibler les réunions privées, alors que les contaminations se font beaucoup dans le milieu scolaire et sur le lieu de travail ?

    Oui, car il s’agit de contextes où les gestes barrières sont abolis. Néanmoins, ce serait aussi un aveu d’échec si on renonçait à renforcer les précautions et la prévention dans les activités professionnelles, scolaires, etc. Le virus peut se transmettre dans la sphère familiale, ça a été montré, bien sûr, mais la transmission a quand même lieu à la faveur d’événements dans les entreprises, dans les établissements médico-sociaux, dans les écoles.

    Tous les contextes de transmission ne seront donc pas pris en compte par cette mesure. Et une bonne partie du contrôle repose sur la responsabilisation individuelle. Le problème, c’est qu’il y a une forme de lassitude de la part de la population, qui voit qu’il n’y a pas vraiment de cohérence. Il y a des oscillations, à la fois dans les certitudes scientifiques et dans la communication des autorités sanitaires.

    La règle évoquée par Emmanuel Macron, qui consiste à ne pas former de groupe de plus de six personnes, est-elle pertinente ?

    Le plus important est de diminuer son nombre de contacts. Si vous invitez tous les soirs cinq personnes différentes, le problème reste entier. Un discours qu’il aurait été pertinent de marteler, c’est : faites attention aux symptômes, réduisez globalement vos contacts même si vous n’avez pas de symptômes, prenez des nouvelles de votre entourage et des personnes que vous avez croisées, téléchargez l’application Tous anti-Covid [nouvelle version de StopCovid] qui, sur le papier, est un bel outil, mais ne sert à rien si elle n’est pas téléchargée massivement.

    Le couvre-feu me semble être une mesure indispensable étant donné le timing et la dynamique actuels. Mais je doute qu’il ait un effet aussi important en France métropolitaine qu’en Guyane. Parce que les températures vont continuer à baisser et qu’il sera de plus en plus difficile d’aérer les lieux de vie, parce qu’il y aura ce brassage dû aux vacances, parce qu’il y aura toujours des formes de contournement. Ces mesures ne doivent pas être prises au détriment d’un effort de pédagogie.