• Marche de nuit dans un Paris vide - Page 1 | Mediapart
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    Le couvre-feu a posé sa chape de plomb sur l’Est parisien, traditionnellement animé le samedi soir. Au hasard des rencontres, il n’y avait pas vraiment de quoi rompre la solitude.

    Paywall hélas, c’est camille poloni qui se balade la nuit pendant le #couvre_feu à Paris.

    • Vassili refuse de garer son scooter deux minutes. Il vient de se faire contrôler sans attestation, a réussi à passer entre les gouttes et ne veut pas tenter le sort. Il est bientôt minuit, près de la place du Colonel-Fabien. D’accord pour discuter, mais en roulant, le Cityscoot à l’aplomb du Vélib’.

      C’est lui qui a engagé la conversation dans une côte, avec l’arrogance de ses 19 ans : « Madame, ils contrôlent, vous pouvez pas vous promener. » Vassili, lui, « change de soirée ». La première était « tranquille, à six ». Là, il va « à une fête où il y aura plus de monde, dans le XIXe ». « J’ai dit aux policiers que je rentrais chez ma mère. C’est le premier soir, c’est bon, il faut juste faire le miskine » (en gros, faire le misérable, inspirer la pitié).

      Au fil de cette première soirée de couvre-feu, Paris s’est calfeutré. Il n’y a plus beaucoup de fier-à-bras comme Vassili ou comme ces deux types jeunes et sapés qui cheminaient vers chez leurs potes, pack de 1664 à la main, à 20 h 55.

      Aux alentours de la place de la République, cinq minutes avant le coup de sifflet, les restos ont déjà empilé les chaises les unes sur les autres et, pour beaucoup, baissé le rideau. À l’intérieur, des serveurs passent le balai ou se préparent à activer le mode « vente à emporter ». Trois employés discutent en arabe devant une épicerie de nuit qui ferme. Des jeunes femmes éméchées enfourchent leurs vélos, sous le regard d’un ami qui les encourage depuis son balcon : « Vous avez le temps, cinq minutes, c’est large. » À une autre fenêtre, c’est l’heure d’une blague tenable pendant quatre à six semaines : crier « Police, halte-là ! » aux passants.

      Le couvre-feu oblige à tester une forme inédite de micro-trottoir, consistant à raccompagner chez eux des interviewés pressés. Marie-Ange, 24 ans, stagiaire dans un cabinet d’architecte, est « contente de rentrer avec quelqu’un ». « Je trouve que c’est moins “safe” pour les femmes de marcher dans la rue dans ces conditions, je suis pas à l’aise. »

      La veille, elle a fait la fermeture des restaurants dans le XIe, à minuit, étonnée de constater que « comme il y avait beaucoup de flics les gens ont commencé à courir ». Ah oui, Marie-Ange est suisse. Sans vouloir se prononcer sur la France, où elle n’habite que pour six mois, elle préférerait que « le gouvernement mette les gens de son côté plutôt que de restreindre ». Mais puisque couvre-feu il y a, elle s’en accommode. « J’habite seule, c’est un peu triste. Même à 15 ans, je rentrais plus tard de soirée. » La porte de son immeuble est défoncée en bas, depuis que « des SDF fument du crack dans la cour ». La jeune femme s’inquiète un peu pour eux. « Je sais pas comment ils vont faire. » À 21 h 2, elle s’engouffre dans son immeuble.

      Sur la place de la République, la file d’attente pour la soupe populaire, qui s’allongeait encore une heure plus tôt, a disparu. Il n’en reste que quelques silhouettes immobiles sur les bancs, entre les retardataires qui pressent le pas et les petits groupes qui font durer le plaisir.

      Rue Jean-Pierre-Timbaud, dans un quartier d’habitude noir de monde et de terrasses le samedi soir, Alice patiente seule devant une pizzeria transformée en guichet. Elle rigole. « J’attends ma pizza et j’ai pas le droit d’être là. Quand ma pizza arrive, je pars. » Il est 21 h 30. Cette travailleuse sociale de 31 ans a passé la journée à déménager et la tâche a débordé l’horaire. Plus confiante dans « les scientifiques » que dans « les politiciens », Alice reconnaît que « c’est dur de prendre des décisions, j’aimerais pas être à leur place ». Elle ne promet pas de respecter le couvre-feu à la lettre et envisage de « dormir chez des amis pour pouvoir sortir ». « Ça dépend du temps que ça dure. Sur la fin du confinement, je fraudais un peu. »

      Au métro Parmentier, un livreur Deliveroo à Vélib’ électrique croise un livreur Stuart à vélo mécanique. Ils font déjà partie des derniers dehors. Forts de leur légitimité professionnelle, ils roulent au milieu de la chaussée ou forment des grappes décomplexées sur les trottoirs, tandis que les retardataires commencent à se cacher. Un jeune homme à lunettes décline en trombe toute question, son appartement du bout de la rue en ligne de mire : « Je préfère éviter parce que ça contrôle pas mal. » Les propriétaires de chiens, eux, gardent la tête haute. Ils ont le droit avec eux.

      Juché sur sa moto à l’arrêt, casque sur la tête, Anis, 23 ans, attend son cousin qui habite à côté. Ce soir, il dormira chez lui. « D’habitude, un samedi soir, on boit des verres et on fait la fête, là on va juste manger et regarder un film. » Mais Anis comprend. Il bosse dans la brasserie de son père, dans le 9e arrondissement, désormais fermée le soir. « À partir d’une certaine heure, les gens sont bêtes, ils mettent pas de masque quand ils se déplacent, ils se rapprochent. Les gestes barrières ne sont pas toujours respectés, même si on leur dit. »

      22 heures, boulevard de Belleville. Six personnes discutent sur un balcon, mais impossible de jurer que c’est une fête. Il y a de moins en moins de femmes dans la rue, de plus en plus de livreurs. De grands espaces sans voitures, sans piétons, sans rien, s’ouvrent à une promenade sans promeneurs. Température ressentie : 3 heures du matin. Sur la ligne 11, la rame s’obstine à passer mais reste vide. Une ou deux personnes par station, dont des SDF qui dorment.

      Le silence plane sur la place de l’Hôtel-de-Ville et la rue de Rivoli, comme un mardi soir dans une ville moyenne (ne dites pas non, j’y ai grandi). Le moindre claquement résonne, des marmonnements sortent d’une cabane de fortune. Des agents de sécurité de la Ville de Paris sortent de leur voiture et se glissent dans la mairie du 4e arrondissement. « Bonsoir, madame, c’est le livreur, j’ai pas les codes » retentit dans la nuit.

      À cette heure-ci, les rares passants ont tendance à faire un pas de recul, de crainte que la silhouette qui s’avance vers eux ne soit un mendiant, la BAC ou l’émissaire d’un institut de sondages. Sauf un homme, dans l’embrasure de sa porte d’entrée, un pied dedans et un pied dehors, qui fixe l’horizon avec un air de défi. Et sauf Léa, 25 ans, qui traîne sa valise à roulettes depuis la gare de Lyon. Directrice artistique, elle revient du Festival international de mode et de photographie de Hyères, « dans un train plein », et profite de son billet comme d’un laissez-passer jusque chez elle.

      « Je trouve ça mieux qu’un reconfinement, mais je suis plutôt pour le soutien aux hôpitaux que pour priver les gens. On a déjà été assez privés en 2020. » La jeune femme se dit « super consciente de ce qui se passe » et ne s’imagine pas aller « à une fête ou en boîte de nuit ». Mais elle ne voit pas le problème de « se réunir à deux ou trois, alors qu’on est tout le temps agglutinés dans les transports en commun ».

      Juste avant Bastille, un homme attend le bus avec des lunettes de soleil, alors qu’il fait nuit. Des gyrophares luisent dans les coins sans s’approcher. Le calme permet de mieux entendre les gens qui parlent tout seuls. Devant le Burger King de la rue de la Roquette, quatre ou cinq livreurs tuent le temps sur leur téléphone. Parmi eux, Faris, 25 ans, qui attend sa neuvième commande depuis 19 heures. « Ça fait longtemps que j’ai pas travaillé, je m’y suis remis ce soir parce que les applis disent qu’il y a beaucoup plus de boulot que d’habitude. C’est vrai que ça bosse bien. » En parallèle, il est « autoentrepreneur ». Comme il porte son masque sous le menton, on voit bien qu’il prononce le terme avec un sourire coupable et les yeux plissés.

      La rue de Lappe aux bars fermés © CP / Mediapart
      La rue de Lappe aux bars fermés © CP / Mediapart
      Rue de Lappe, le camion de la gendarmerie a une vision panoramique sur l’enfilade de bars de nuits fermés. Cédric fume à la fenêtre de son fast-food. « Je suis fermé au public, mais, de toute façon, y a pas de public. » Il en profite pour partager ses théories toutes personnelles à qui veut bien les entendre. « Pour moi, c’est de la connerie, le corona, un virus qui s’échappe d’un labo où bossent des Français et des Américains… Et puis, en Chine, y a plus rien, alors qu’ils sont plus nombreux que nous. » Le fatalisme succède au complotisme. « Si j’avais dû mourir du corona, je serais déjà mort. On prive 95 % des gens de liberté, alors que c’est juste 5 % des gens, les personnes à risque, qui devraient rester chez eux. C’est la sélection naturelle, de toute façon on est trop nombreux sur Terre. »

      Dans le métro, on ne l’est pas assez. « Mesdames et messieurs, je vous rappelle qu’un couvre-feu est en vigueur de 21 heures à 6 heures du matin », dit la voix enregistrée. Il est plus de 23 heures. Un type me dévisage en buvant sa bière. Plus tard, dans le bus, un autre insistera au-delà du raisonnable pour connaître mon prénom et mon âge. À la gare de Lyon, où les trains arrivent encore, une dizaine de personnes attendent ou dorment dans le hall, autant dehors. Deux chauffeurs s’embrouillent devant une longue file de voitures. Les voyants des taxis vides sont tous au vert.

      #couvre-feu #Paris