• « En l’absence d’une stratégie globale, nous allons voir se constituer une vaste classe d’entrepreneurs précaires, un “entreprécariat” »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/10/21/en-l-absence-d-une-strategie-globale-nous-allons-voir-se-constituer-une-vast

    L’économiste Philippe Askenazy anticipe, dans sa chronique, une période d’appauvrissement pour les travailleurs indépendants, qui voient s’effondrer la demande, en particulier dans le tourisme, la restauration et les services à la personne.

    Chronique. La décennie 2009-2019 a vu une spectaculaire inversion de la courbe de l’emploi indépendant. Alors qu’il était en déclin depuis des décennies, l’emploi « principalement indépendant » pesait 12,1 % du total des emplois en 2019, contre 10,6 % en 2008, selon l’enquête emploi de l’Insee. Il faut y ajouter les centaines de milliers de salariés qui cumulent une activité secondaire non salariée.

    Si le développement de plates-formes numériques offrant des jobs rémunérés à la tâche a participé à cet essor, il est avant tout le résultat d’une politique initiée par Nicolas Sarkozy et poursuivie par ses successeurs : construire une France de petits entrepreneurs dont le fer de lance est le régime fiscalo-social simple et attractif d’auto-entrepreneur (devenu micro-entrepreneur). Face à des perspectives d’emploi dégradées par la crise de 2008-2009, le régime a connu un succès immédiat. S’y sont ensuite engouffrés des travailleurs voulant échapper au poids de la subordination ou qui souffrent de discriminations sur le marché du travail.

    D’après les chiffres de l’Acoss, on comptait, au dernier trimestre 2019, 1,7 million de micro-entrepreneurs « administrativement actifs », soit une hausse de 20 % en une année. Près d’un million d’entre eux avait déclaré un chiffre d’affaires positif. Cette nouvelle France entrepreneuriale a même gagné en maturité. Le revenu des micro-entrepreneurs s’est envolé, avec la constitution d’une clientèle : au quatrième trimestre 2019, les micro-entrepreneurs économiquement actifs ont ainsi déclaré en moyenne plus de 4 000 euros de chiffre d’affaires, soit le double du niveau observé cinq ans auparavant ! Malgré des tensions persistantes, les micro-entrepreneurs avaient fini par cohabiter avec les indépendants classiques, qui restent majoritaires, notamment dans l’artisanat. Mais cet équilibre est désormais fracassé par l’ampleur du choc de la crise sanitaire.

    L’emploi salarié déstabilisé

    Certes, il faudra attendre plusieurs mois pour dresser le portrait complet du paysage après la bataille, pour l’instant contrasté. Par exemple, parmi les indépendants « classiques », les boucheries de proximité ont bénéficié d’une demande accrue, alors que la crise de 2008-2009 s’était traduite par la fermeture de nombreuses boucheries ! A l’inverse, d’autres segments d’activité, d’ordinaire résilients lors d’une récession standard, sont durement touchés par les contraintes et les craintes sanitaires : restaurateurs, hôteliers, entrepreneurs de la culture le sont directement. Le petit artisanat du bâtiment et des services à la personne a été également touché par la peur d’introduire dans son logement des personnes extérieures, potentiellement contaminées…

    Pour éviter un effondrement immédiat de l’ensemble de ces activités, le gouvernement a multiplié les dispositifs de soutien. Mais une grande part des petits entrepreneurs – ceux qui cumulent une activité salariée significative – en est exclue, au risque de se trouver plongée dans la pauvreté. Pour les autres, les dispositifs reposent sur des versements monétaires, mais surtout sur des reports de cotisations, des prêts garantis par l’Etat, et désormais la possibilité de contracter directement des crédits auprès de l’Etat. Cette stratégie laissera des petits entrepreneurs fortement endettés, parfois pour plusieurs dizaines de milliers d’euros. Avec ce fardeau, ils devront affronter l’impact pluriannuel de la crise, avec la dégradation de la demande de services et du tourisme. Ils seront ainsi durablement victimes d’une précarité financière.

    Parallèlement, la crise économique devrait, comme en 2009, drainer des dizaines, voire des centaines, de milliers de sans emploi, en premier lieu des jeunes, vers la création d’entreprise sous statut de micro-entrepreneur. Ces néo-entrepreneurs arriveront sur des marchés déjà encombrés, au risque d’une spirale de concurrence des prix vers le bas, qui les maintiendra longtemps à de faibles niveaux de revenus, tout en fragilisant les indépendants déjà existants.
    En un demi-siècle, les crises et les politiques de l’emploi successives ont ancré un chômage persistant, puis ont déstabilisé massivement l’emploi salarié. En l’absence d’une stratégie globale, nous allons voir se constituer une vaste classe d’entrepreneurs précaires, un « entreprécariat ».

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