Sombre

“Only the mob and the elite can be attracted by the momentum of totalitarianism itself. The masses have to be won by propaganda.” (Hannah Arendt)

  • De la « responsabilité individuelle » (article du 26 juin dernier)

    Face à la crise sanitaire, qui sont les irresponsables ?
    https://www.telerama.fr/idees/face-a-la-crise-sanitaire-qui-sont-les-irresponsables-6642610.php

    Face à la crise sanitaire, qui sont les irresponsables ?

    Romain Jeanticou,
    Publié le 26/06/20

    Faire les bons gestes face au changement climatique, ne pas se relâcher face au virus… Le gouvernement ne cesse d’en appeler à la responsabilité individuelle. Pour mieux se dédouaner ?
    Des soignants appelés « à faire des sacrifices » (Emmanuel Macron, le 12 mars). Des patients hospitalisés accusés d’être « ceux qui n’ont pas respecté le confinement » (le préfet Didier Lallement, le 3 avril). Un déconfinement possible selon « le comportement des Français » (le ministre Olivier Véran, le 13 avril). Des vacances d’été corrélées aux « efforts des uns et des autres » (le secrétaire d’État Baptiste Lemoyne, le 1er mai)... Depuis plus de deux mois, la notion de responsabilité individuelle, brandie tantôt comme un devoir, tantôt comme une menace, joue un rôle considérable dans la gestion politique de la crise. Jusqu’à parfois laisser croire que la fin de l’épidémie ne dépend que de nous.

    Dans un premier temps, le gouvernement avait tâché de rassurer la population en l’incitant à poursuivre normalement ses activités. En mars, il a finalement fait appel aux changements d’attitudes des uns et des autres pour limiter la propagation du virus. « La panoplie du dispositif d’individualisation des responsabilités a été déployé, remarque le sociologue Jean-Baptiste Comby. D’abord par l’information pédagogique – spots, interventions télévisées –, puis par un arsenal coercitif – contrôles policiers, amendes. »

    Cette rhétorique des « bons gestes » à adopter, nécessaire dans l’urgence, le sociologue la connaît bien : dans son livre La Question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, il a étudié comment elle faisait peser le poids de la crise environnementale sur les citoyens. Jean-Baptiste Comby lui trouve les mêmes travers dans la crise sanitaire : « Il y a cette idée qu’il suffit de passer le message pour que les gens adoptent tous facilement les bons comportements, sans tenir compte du fait qu’ils ne sont pas tous exposés au message de la même manière, qu’ils le reçoivent différemment et qu’ils ne sont pas tous égaux pour l’appliquer. »

    Attendre de chacun qu’il réagisse comme les autres à une injonction, cela revient à considérer que les citoyens ont tous la même condition sociale, économique, culturelle. Des individus comme séparés de la société – une fiction, pour les sciences sociales. Prolongeant les travaux d’Émile Durkheim, le sociologue Jean-Claude Kaufmann a montré comment la liberté de vivre sa vie comme on l’entend, qui va de pair avec l’individualisation de nos sociétés contemporaines, s’articule nécessairement avec les différentes contraintes, restrictions et déterminismes sociaux qui nous entourent. On vit surtout sa vie… comme on le peut. Chacun ne peut agir qu’en fonction de ses capacités et comme tous les choix ne sont pas possibles pour tous, l’individu se retrouve personnellement mis en cause pour ses écarts de conduite.

    Un hiatus qu’analysait déjà Michel Foucault à la fin des années 70, dans son cours Naissance de la biopolitique : les savoirs médicaux, estimait-il, responsabilisent le patient au point parfois de lui reprocher ses mauvaises pratiques, sans tenir compte de son cadre social. Pourtant, se responsabiliser est aussi une question de moyens : tout le monde, selon son travail, son logement, sa situation familiale ou sa santé, n’a pas pu se confiner parfaitement. De la même manière que tout le monde ne peut avoir une alimentation équilibrée. Le sociologue Robert Castel parlait d’une « société duale », partagée entre ceux qui comprennent l’utilité de se protéger et sont en capacité de le faire, et les autres, fragilisés par cette exigence de responsabilisation.

    Ainsi, on a largement montré du doigt celles et ceux qui avaient fait des stocks de courses, prenaient l’air durant le confinement ou avaient quitté les grandes villes. « Derrière les comportements, il existe toujours des raisons d’agir et des calculs déterminant l’attitude à adopter, rétorque le sociologue Denis Colombi. Puisqu’on ne peut pas sortir autant que l’on veut, achetons plus que d’habitude. Derrière les sorties, il y a souvent la difficulté d’être enfermé avec des enfants dont il faut s’occuper. Dans les départs des grandes villes, il y a aussi le choix d’être près de ses proches, peut-être fragiles, ou de quitter un logement précaire. Il faut rappeler que ces décisions ont été prises dans un flou assez fort : le discours gouvernemental fut d’abord rassurant, minimisant la menace avant de prendre des mesures très strictes. On ne peut pas juger ces comportements individuels sans mettre en question la gestion de l’épidémie. »

    Sociologue et directeur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), Denis Salles cite son homologue belge Guy Bajoit : « Les contraintes ne sont supportables et efficaces que si elles ont un sens légitime aux yeux des individus. Pourquoi ouvrir les commerces et pas les plages ? Les gouvernements ont à donner du sens à ces décisions pour les faire respecter, plutôt que d’utiliser la sanction. »

    Brandir la responsabilité à tout bout de champ, estime-t-il, c’est donner l’idée que l’on a entre nos mains la possibilité de résoudre le problème tout en faisant planer une menace si on ne le fait pas. « Vous êtes à la fois maître d’une solution et coupable. » Ce processus fait peser la responsabilité de l’issue de la crise sur les individus et stigmatise les comportements égoïstes tout en valorisant les comportements vertueux, poursuit le directeur de recherche de l’Inrae. Poussé à outrance par le néolibéralisme, ce système de pensée crée des irresponsables d’un côté et des héros de l’autre, par exemple les soignants qui font leur travail quotidien. »

    Cette notion est au cœur de la gouvernance néolibérale. L’avènement du néolibéralisme a été marqué par un transfert de responsabilités propres à l’État-providence – éducation, santé, sécurité, travail… – vers les individus et le secteur privé. Pour autant, observe la philosophe Émilie Hache (1), « le retrait apparent de l’État marque en réalité un interventionnisme encore plus fort mais déplacé » . Fini le rapport de dépendance, mais à l’inverse un système qui exige des individus qu’ils s’autonomisent et se responsabilisent.

    Dans le domaine de l’environnement comme dans celui de la santé, ajoute le sociologue Denis Salles, « l’invocation de la responsabilité semble être devenue une réponse systématique des sociétés modernes dans des situations de risques et d’incertitude qu’elles ont elles-mêmes engendrées » . Le chercheur a notamment étudié comment les politiques font de plus en plus appel au changement de pratiques individuelles, pour réguler les problèmes collectifs climatiques : consommer autrement, se déplacer autrement… Les fameux « bons gestes » .

    « L’idée est de faire assumer à chacun les conséquences de ses choix. » Désigné « entrepreneur de lui-même » , selon l’expression de Foucault, l’individu devient ainsi le premier responsable de sa trajectoire de vie, sur le plan professionnel ou économique. C’est cette idée qui sous-tendait l’injonction d’Emmanuel Macron à « traverser la rue » pour trouver un emploi, ou ses regrets devant le fait que « les gens ne s’en sortent pas » malgré le « pognon de dingue » mis dans les minima sociaux. De la même manière, l’individu serait aussi responsable de l’évolution de la crise climatique ou de celle du coronavirus.

    Bien sûr, il ne s’agit pas de nous décharger de toute responsabilité – pas question d’abandonner le recyclage de nos déchets ou le port du masque –, mais de rappeler que l’individu ne peut pas tout et que la responsabilité collective ne se fait pas à parts égales. Ainsi, cent multinationales produisent à elles seules 71 % des émissions planétaires de CO2 depuis 1988. « La responsabilisation dépend des responsabilités que l’on a », soulignait le philosophe Cornelius Castoriadis.

    Comment espérer contenir le changement climatique en s’intéressant davantage à nos gestes quotidiens qu’à notre modèle économique ? En analysant la couverture médiatique des questions environnementales, le sociologue Jean-Baptiste Comby s’est pourtant aperçu que l’accent était mis sur les conséquences du changement climatique et non sur ses causes. « Très majoritairement, les reportages incitent les citoyens à changer leurs comportements, relayant à leur manière la politique de l’État. On tient un discours de morale individuelle qui évacue la question de savoir quelles décisions politiques et mécanismes économiques sont à l’origine d’activités polluantes. »

    La focalisation actuelle sur les attitudes « irresponsables » des uns et des autres, dans les discours de nos représentants, dans les journaux télévisés ou dans les conversations de palier est-elle le signe que nous portons le même regard dépolitisé sur la crise sanitaire ? Parlons-nous davantage des règles de confinement et des gestes barrières que de la gestion des hôpitaux et de notre autonomie sanitaire ?

    Le processus politique de responsabilisation a atteint ses limites

    « Toute une partie de la population tient pour responsables le gouvernement et ses prédécesseurs pour leurs décisions et leurs incohérences, répond Jean-Baptiste Comby. Au point que des actions en justice ont déjà été introduites. La mise en accusation est bien plus forte et rapide que pour le climat. » Un constat partagé par Denis Salles, qui voit dans l’individualisation des responsabilités « une manière de se dédouaner de ses erreurs » mais ne croit pas pour autant que « la responsabilité politique dans cette crise sanitaire s’efface derrière la responsabilité des citoyens » .

    C’est la preuve, selon Jean-Baptiste Comby, que le processus politique de responsabilisation a atteint ses limites. « Cette crise arrive alors que s’intensifie la contestation du pouvoir, ce qui empêche une union nationale comme on a pu la connaître après des attentats. Dans ce climat anxiogène, la responsabilisation individuelle à outrance pourrait accentuer les crispations entre les uns et les autres en fonction de leurs attitudes. »

    Pour l’éviter, la philosophe Émilie Hache appelle à une « conception positive de la responsabilité morale », qui soit libératrice pour les individus. C’est ce que la philosophe féministe belge Isabelle Stengers appelle empowerment : le processus par lequel « chacun des membres d’un collectif acquiert, grâce aux autres et avec les autres, une capacité propre de penser, de sentir, de décider qu’il n’avait pas individuellement » . Une « responsabilité solidaire » , conclut le directeur de recherche de l’Inrae Denis Salles. « Dans un monde où existent à la fois toujours plus de science et toujours plus d’incertitude, lorsque l’on ne sait pas, mieux vaut chercher des solutions collectivement et les assumer collectivement. Étendre le périmètre de résolution du problème au-delà de l’individu, mais aussi au-delà des autorités. »

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