Le fond de lâair est violent
â»https://www.liberation.fr/debats/2020/11/04/le-fond-de-l-air-est-violent_1804589
Face aux attentats terroristes islamistes et à la multiplication des fanatismes identitaires, le gouvernement oppose une stratégie du choc contre le monde du savoir .
Je parle aujourdâhui depuis lâhistoire immĂ©diate, celle qui nâen finit pas, jour aprĂšs jour, parfois mĂȘme heure aprĂšs heure, de nous Ă©prouver et de nous sidĂ©rer au point de dĂ©sespĂ©rer de lâaction. Le fond de lâair est violent, dâune violence que lâon pourrait qualifier dâ« atmosphĂ©rique » pour emprunter les mots de Frantz Fanon dans les DamnĂ©s de la Terre rĂ©digĂ© en 1961, au moment des luttes de dĂ©colonisation. Au choc brĂ»lant des attentats terroristes islamistes rĂ©cemment commis et Ă la prolifĂ©ration des fanatismes identitaires appelant Ă lâinstar de lâAction française Ă « dĂ©capiter la RĂ©publique », le gouvernement oppose une politique dâĂ©touffement des libertĂ©s de pensĂ©e, dâengagements et de recherche aux apparences guerriĂšres dâunion sacrĂ©e.
Cette derniĂšre sâest notamment incarnĂ©e le 22 octobre dans les propos du ministre de lâEducation nationale sur Europe 1 et au SĂ©nat accusant les universitaires de « complicitĂ© intellectuelle du terrorisme », fruit dâun « islamo-gauchisme » qui « ravage » lâenseignement supĂ©rieur. Il ne sâagit pas lĂ dâĂ©phĂ©mĂšres anathĂšmes, capitalisant sur le vocabulaire de lâextrĂȘme droite pour occuper le bruit mĂ©diatique, mais bien dâune stratĂ©gie du choc contre la portĂ©e Ă©mancipatrice et contestataire des savoirs dont tĂ©moigne lâ« Appel solennel pour la protection des libertĂ©s acadĂ©miques et du droit dâĂ©tudier » impulsĂ© par le collectif Academia et qui essaime Ă travers lâensemble du monde scientifique.
Ainsi, dans la nuit du 28 octobre, le SĂ©nat a votĂ© un amendement au projet de loi de programmation de la recherche (#LPPR) qui conditionne lâexercice des libertĂ©s acadĂ©miques au « respect des valeurs de la RĂ©publique ». Lesquelles ? LĂ nâest pas la question pour le lĂ©gislateur. Le politologue Jean-François Bayart explique ainsi dans une tribune parue rĂ©cemment dans le Monde que ces derniĂšres, dĂ©jĂ brandies pour encadrer la pratique pĂ©dagogique des enseignants dans le secondaire ces derniĂšres annĂ©es, ne font lâobjet dâaucune dĂ©finition juridique ou rĂ©glementaire. Formule incantatoire quâon prive de son histoire dans le temps long des rĂ©volutions et des rĂ©publiques qui lâont pourtant constamment rĂ©actualisĂ©e pour le meilleur comme pour le pire, lâexpression cache, en revanche, un moyen pour « subordonner (lâexercice des libertĂ©s acadĂ©miques) aux pressions de lâopinion ou du gouvernement ».
Chemin faisant elle participe dâun renoncement historique aux principes dâindĂ©pendance des universitaires intĂ©grĂ©s pourtant depuis 1993 au bloc de constitutionnalitĂ©, ce cadre juridique protecteur des droits fondamentaux dont doivent dĂ©couler lâensemble de nos lois. Comment enfin ne pas penser, Ă lâĂ©chelle de notre histoire-monde, aux politiques hostiles menĂ©es ces derniĂšres annĂ©es contre les institutions scientifiques et qui ont cours en Hongrie, en Turquie, au BrĂ©sil, aux Etats-Unis, ou encore en Pologne.
Et puis, il y a cette phrase dâun Premier ministre invitĂ© du 20 heures de TF1 dimanche 1er novembre qui illustre de façon crue cette police de la pensĂ©e qui vient : « Nous devrions nous autoflageller, regretter la colonisation, je ne sais quoi encore ! » Cette phrase, il la prononce alors quâil fustige « les justifications [face] Ă [lâ]islamisme radical » et la supposĂ©e « complaisance dâintellectuels ». Lâhistoire, et, avec elle, les sciences humaines et sociales ne sont pas ces lieux fantasmĂ©s dâune culture de lâexcuse ou de lâentretien des passions tristes. Parce quâelles sont des questionnements mĂ©thodiques sans cesse renouvelĂ©s des Ă©vidences prĂ©sentes et passĂ©es, elles dĂ©jouent en revanche les grands rĂ©cits dominants ou simplificateurs et invitent au dĂ©bat.
Aussi, face Ă la violence des attaques qui leur sont portĂ©es, des contre-feux sâorganisent sur les rĂ©seaux sociaux et dans les journaux. Au fil des tribunes qui fleurissent de toutes parts, des milliers de chercheurs et dâenseignants font vivre en ces temps confinĂ©s un espace de pensĂ©e, de discussion et de contestation qui est aussi une brĂšche dans les cadrages de la rĂ©alitĂ© du discours dominant et la condition de possibilitĂ© dâune rĂ©sistance Ă lâoppression qui, pour le thĂ©oricien et philosophe du rĂ©publicanisme Philip Petit, est le propre de lâidĂ©al rĂ©publicain et le « bien commun de la citoyennetĂ© ».