• « L’élection américaine de 2020 montre une radicalisation des antinomies dans les têtes et dans les lieux »
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    Le géographe Jacques Lévy et une équipe de chercheurs de l’université polytechnique Hauts-de-France ont analysé les résultats de l’élection présidentielle à partir des données des 3 143 comtés américains. Leur travail démontre une opposition de plus en plus frontale entre deux Amériques.

    Les cartes présentées ici sont doublement spécifiques. D’abord, elles ont été réalisées sur les données des 3 143 comtés (ou équivalents) des Etats-Unis. Cela permet de saisir la diversité des situations locales. Ensuite, à côté de la carte euclidienne classique (qui apparaît en petit format), le cartogramme, sur lequel chaque comté a une surface proportionnelle à sa population, permet d’attribuer leur poids réel à tous les électeurs et de donner ainsi sa place au monde urbain, peu visible sur les cartes classiques.

    Le paysage qui apparaît alors est spectaculaire. Cette géographie expose deux mondes que tout sépare et qui se trouvent, plus encore qu’en 2016, face à face. Le phénomène est comparable à ce qu’on observe en Europe, mais avec encore plus de netteté. Aux Etats-Unis, depuis 2000, les différences de localisation entre grandes et petites villes et entre centre, banlieue (suburbs), périurbain (exurbs) et campagne − ce qui est appelé « gradients d’urbanité » − jouent un rôle croissant dans la distribution des votes entre républicains et démocrates.

    les cartes annoncées sont au-delà du #paywall :-(

    • Il ne faut donc pas attribuer cette évolution à la seule personnalité de Donald Trump. La force de son « système », c’est d’avoir pu, encore mieux que d’autres, par sa posture et sa rhétorique, redéfinir l’électorat républicain dans un sens identitaire, en fédérant la droite conservatrice et ceux qui ne voient dans le monde d’aujourd’hui qu’une menace radicale à leur existence.

      Radicalisation des antinomies

      Or cette évolution, c’est la géographie des habitants qui l’exprime le plus simplement et le plus fortement. Tout laisse penser, des deux côtés de l’Atlantique, qu’habiter en ville constitue un choix de vie majeur qui en dit long sur ce que l’on est et ce que l’on veut. Dans l’élection de 2020, la couleur politique d’un Etat dans son ensemble dépend, pour l’essentiel, de la présence et du poids en son sein d’une ou de plusieurs métropoles.

      Même dans les Etats « rouges » (traditionnellement acquis aux républicains), les grandes villes donnent des majorités nettes aux démocrates. Ainsi, au Texas, Houston, Dallas, Austin et San Antonio ont rejeté Trump. Dans les cinq Etats du cœur du « Sud profond », qui semblait, vu de loin, une grande tache rouge uniforme sur la carte, les plus grandes villes, Atlanta (Géorgie), La Nouvelle-Orléans (Louisiane), Birmingham (Alabama), Charleston (Caroline du Sud) et Jackson (Mississippi) ont voté Biden. C’est clairement l’agglomération d’Atlanta, avec des scores impressionnants en faveur de Biden, qui compte dans la dynamique politique de la Géorgie.

      Les voix démocrates sont particulièrement nombreuses dans les centres et les banlieues des mégalopoles de la Côte est (New York, Boston, Philadelphie, Baltimore et Washington) et de la Côte ouest (Los Angeles, San Francisco, Seattle, Portland et San Diego) ainsi qu’à Chicago, avec souvent des scores de 80 % pour Biden, le record revenant à Washington et ses 93 %.
      C’est l’inverse dans les Rocheuses, vides de villes et à l’écart des grands flux (Idaho, Wyoming, Dakota du Nord et du Sud), ou dans la partie des Appalaches marquée par le charbon. Comme on le voit dans la tentation de la violence civile, qui n’a jamais été aussi évidente entre ces deux morceaux de la société américaine, l’élection de 2020 montre une radicalisation des antinomies, dans les têtes et dans les lieux.

      Une Amérique « bleue » qui bouge

      Cette nouvelle géographie, qui se conforte d’élection en élection, affaiblit les anciennes divisions régionales : les fiefs républicains de la moitié sud du pays s’effritent, tandis que l’emprise des démocrates sur les espaces industriels des Grands Lacs poursuit son affaissement.

      Comme on le constate depuis 2000, la carte électorale des Etats-Unis se résume de plus en plus à un couple très contrasté. D’un côté, une nappe territoriale républicaine, peu dense mais continue, qui englobe les franges des aires urbaines ( suburbs périphériques et exurbs ), les petites villes et les campagnes : aucun des 55 comtés de Virginie-Occidentale ou des 77 comtés de l’Oklahoma n’a majoritairement voté pour Biden. De l’autre, le réseau démocrate constitué d’une centaine de métropoles, reliées par les fils multiples des intenses circulations d’humains, d’objets et d’idées.

      L’Amérique « bleue » est celle qui bouge, dans les deux sens du terme : on y définit son identité dans le mouvement environnant, mais aussi dans le changement de soi, par l’acquisition permanente de nouvelles capacités personnelles. Au contraire, l’électorat de Trump cherche à résister au tourbillon du monde en défendant pied à pied des acquis menacés.

      Angoisse et ressentiment

      Cette opposition entre « capital de flux », toujours remis en question, et « capital de stock », stable dans le temps, met à mal les appartenances communautaires qui organisent traditionnellement la sociologie politique aux Etats-Unis : si les Afro-Américains continuent de voter massivement démocrate, pour les autres catégories ethniques, le sexe, l’âge et le niveau d’études complexifient le tableau. Trump obtient de très bons résultats parmi les ouvriers des bassins industriels en crise mais, les sondages le confirment, ce sont les personnes aisées qui le soutiennent le plus nettement.

      Surtout, les différences géographiques par gradient d’urbanité deviennent absolument centrales, car elles sont en phase avec des oppositions, en partie choisies, entre les modes de vie et entre les imaginaires. En comparaison de l’adhésion traditionnelle au Parti républicain, Trump représente ce basculement vers une psychopolitique faite d’angoisse et de ressentiment.

      Même si des changements peuvent être observés, la carte de 2020 ressemble beaucoup à celle de 2016 − et ce, malgré le fait qu’il y a eu vingt millions de votants en plus. Que cette impressionnante mobilisation des deux camps ne fasse que renforcer la coupure brutale du pays en deux parties mutuellement hostiles laisse prévoir que les mésententes américaines sur la manière de faire société vont durer. Les citoyens des Etats-Unis et d’ailleurs devront d’abord prendre la mesure de ces clivages profonds, s’ils veulent espérer les dépasser.

      Jacques Lévy, Sébastien Piantoni, Ana Povoas et Justine Richelle sont chercheurs au sein de la chaire Intelligence spatiale de l’université polytechnique Hauts-de-France.

      #USA #ville