BALLAST | #Claude_Cahun, aucune femme n’est une île
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C’est ici que va s’affirmer la cohérence et la force d’un parcours intellectuel hors norme, allié à un courage déconcertant chez celle que tout prédestinait à la tentation du retrait confortable. Qui aurait pu se taire et se terrer en laissant passer l’orage. Partie s’installer en 1938 dans une demeure en granit de Jersey avec Suzanne et le chat Kid qu’elles font passer en contrebande dans un sac Hermès pour esquiver la quarantaine, elle pourrait céder à la mélancolie et au malaise qui l’envahissent très vite, accentué après la défaite par le sentiment d’être prise au piège. Et pourtant, c’est là qu’elle se révèle. Elle le dira à Breton en 1946 : « Nous avons eu pendant quatre ans une activité surréaliste militante comme nous avions voulu en avoir lors de Contre-Attaque. » D’abord à l’insu de Suzanne qu’elle veut protéger, puis avec elle, commencent les petites actions du quotidien, les seules praticables au demeurant sur l’île : toutes formes d’action indirecte à connotation subversive et délirante, propres à déclencher le trouble dans les rangs ennemis, à recréer l’utopie d’une fausse bande organisée, allant jusqu’à persuader la Gestapo qu’elle a affaire à un véritable réseau.
Pendant quatre années, voici qu’elles lacèrent des affiches, multiplient les tracts, collages et photomontages sur papier carbone et papiers de soie, inscrivent partout les mots « Ohne Ende » devenus signes de ralliement fictif, inventent de faux codes destinés à semer la confusion sur des messages semés dans toute l’île, fabriquent des objets insolites et confondants, annoncent de fausses nouvelles au milieu de vieilles chansons détournées, insèrent des documents dans des magazines, paquets de cigarette, bouteilles de champagne, voitures et parfois jusque dans le casque ou les bottes des soldats allemands, sans compter deux numéros d’un faux journal pacifiste dactylographié en plusieurs langues : c’est au total près de 6 000 documents qu’elles vont frénétiquement produire pendant la guerre !
Elles suspendent aussi des panneaux sardoniques dans les églises (« Jésus est grand, mais Hitler est plus grand encore. Car Jésus est mort pour les hommes alors que les hommes meurent pour Hitler »), fabriquent des croix de bois sur lesquelles sont gravées en allemand « Pour eux la guerre est finie », qu’elles dispersent au cimetière, y embrochent parfois un crâne de panthère réchappé de leurs cabinets de curiosité surréalistes, peignent des sous au vernis à ongles pour les regraver de slogans (« À bas la guerre ») et les mettent en circulation dans les machines à sous du casino fréquenté par les nazis. Elles signent tout ce qu’elles peuvent sous le nom générique du « Soldat Ohne Namen », le soldat sans nom, font croire à l’existence de rendez-vous secrets dans les grottes de l’île, qui mettent la Kommandantur sur les dents. Claude tente au cours de ses promenades de nouer des liens avec des prisonniers de guerre qui travaillent aux fortifications sur l’île. Offre à un Russe les chaussettes que Michaux avait oubliées lors de sa dernière visite. L’imaginaire a enfin rejoint le réel.
Elle lutte enfin. Lutte vraiment, ni dégagée ni engagée : poète et résistante, indistinctement résistante et poète. Avec les seules armes qu’elle connaît — des armes spirituelles aux deux sens du terme, par l’humour et par l’esprit. Elle est alors sans cesse sur le fil de cet engagement qu’elle dénonce toujours comme une crétinisation, avant d’y retourner puisqu’elle ne peut s’en empêcher. Peut-être alors vaut-il mieux être un crétin qui résiste qu’un poète qui collabore. Elle veut n’être ni l’une ni l’autre et danse, sur cette ligne de crête. Quand on n’a que les mots, et qu’il faut les utiliser comme des sabres, même quand on sait qu’ils font un bruit de toupie. Alors, elle lutte. Quand elle agit, elle le fait bien en poète. Elle a beau douter des moyens qu’elle emploie, s’en vouloir après coup de ne pas travailler à son œuvre littéraire, de privilégier la subversion pratique, elle a choisi : elle est dans le monde, et dans ce monde-là, on ne peut prendre le parti de l’indifférence à l’insupportable. Dans ce monde-là, Claude n’aura pas écrit seule derrière une lampe dans son bureau qui donnait sur la mer, comme elle aurait pu le faire. Dans ce monde-là, Claude a choisi de faire entrer la poésie dans la vie, et de rendre la vie à la poésie. Affranchie de toute illusion, mais engagée jusqu’au cou dans le seul coup qui importe — vivre à hauteur d’homme, ou plutôt de femme.
La Gestapo cherche pendant quatre ans l’auteur de ces menées inquiétantes, sans soupçonner celle qui joue à la vieille dame en noir. Mais, probablement dénoncées par une commerçante, Claude et Suzanne sont finalement arrêtées en juillet 1944. Craignant le pire, elles ont prévu de se suicider. Elles absorbent du Gardénal mais n’ont pas prévu la dose suffisante de poison. Enfermées, interrogées, humiliées, mais peu maltraitées semble-t-il par des nazis déconcertés devant le spectacle qu’elles offrent, elles assistent à leur propre procès avec un sentiment de théâtralité généralisé. Le réel est en train de rejoindre l’imaginaire.
Le débarquement a eu lieu, les Allemands se savent en sursis. Si elles sont passibles de la peine de mort, et d’ailleurs condamnées à être fusillées, leur parcours désarçonne par trop les Allemands, qui temporisent avant d’appliquer la sentence, voyant le vent tourner. Finalement graciées en 1945, elles seront libérées en mai de la même année. D’une santé fragile et fatiguée de tout, plus consciente que jamais des limites de l’héroïsme, ne regrettant rien mais désirant encore tout, Claude reprend une correspondance active avec ses amis surréalistes avant de mourir brutalement, en décembre 1954, d’une embolie pulmonaire. Suzanne la rejoindra volontairement en 1972 après avoir souligné dans son carnet quelques mots : « Absurdité de la vie. Valeur de l’engagement individuel. »