Sauver les apparences
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Pendant que des professeurs enseignent Ă leurs Ă©lĂšves que des caricatures islamophobes sont le comble de la libertĂ© dâexpression, lâadoption de la loi « SĂ©curitĂ© globale » et son article 24, qui restreint le droit de filmer la police, porte un coup sĂ©vĂšre aux libertĂ©s publiques. La France rejoint ainsi lâEspagne, premier pays dĂ©mocratique Ă avoir interdit en 2015 de filmer ou de photographier les opĂ©rations de police.
Il sâagit des premiĂšres dĂ©cisions lĂ©gislatives portant sur les images numĂ©riques dans leur usage politique. Cette Ă©tape traduit une Ă©volution historique du modĂšle social-dĂ©mocrate, marquĂ©e par un durcissement du maintien de lâordre et un dĂ©placement corollaire des moyens de la protestation. La rĂ©pression fĂ©roce qui a accueilli le mouvement des Gilets jaunes a encouragĂ© le recours Ă lâenregistrement vidĂ©o, utilisĂ© comme instrument de sousveillance. La diffusion de ces images comme preuve de la criminalisation des manifestations a suscitĂ© dâintenses conversations sur les rĂ©seaux sociaux et fait Ă©merger le thĂšme des violences policiĂšres dans le dĂ©bat public, malgrĂ© les rĂ©ticences des grands mĂ©dias.
Dans leur ouvrage rĂ©cent, Politiques du dĂ©sordre, les chercheurs Olivier Fillieule et Fabien Jobart expliquent cette montĂ©e des violences par le choix des dirigeants, sous lâinfluence du prĂ©cĂ©dent thatchĂ©rien, dâignorer ou de rĂ©primer les mouvements sociaux. En refusant, dĂšs le dĂ©but des annĂ©es 2000, de rĂ©pondre Ă « la rue », pour ne prendre en compte que la seule expression Ă©lectorale, les gouvernements dâinspiration nĂ©olibĂ©rale affaiblissent lâoutil de lâexpression politique spontanĂ©e : la manifestation, dont les effectifs diminuent en mĂȘme temps que ses acteurs se radicalisent. La riposte rĂ©pressive qui rĂ©pond Ă la casse incarne le refus de tenir compte de lâexpression des aspirations sociales.
Cette mise au rancard de la dĂ©mocratie dâopinion, qui a toujours accompagnĂ© la dĂ©mocratie Ă©lectorale, constitue une Ă©volution majeure des Ă©quilibres politiques, qui relĂšgue des pans entiers de la sociĂ©tĂ© dans le silence de lâabstention, au profit dâune relation clientĂ©liste avec la frange vieillissante des Ă©lecteurs. Ce virage sâaccompagne notamment dâune stigmatisation de Mai 68, emblĂšme de la rĂ©volte dĂ©signĂ© comme origine du dĂ©sordre. Il se traduit Ă©galement, chez les responsables de droite, par un affichage dĂ©monstratif dâune violence verbale ou comportementale, elle aussi dâinspiration thatchĂ©rienne, censĂ©e incarner le spectacle de lâordre. Sarkozy est le premier prĂ©sident français Ă jouer ostensiblement la carte de ce brutalisme politique qui trouve son prolongement naturel dans le primat du maintien de lâordre.
Lâautoritarisme est Ă lâautoritĂ© ce que la brutalitĂ© est Ă la force : une mise en scĂšne de son excĂšs dictĂ© par la faiblesse. LâEtat nĂ©olibĂ©ral est une administration paradoxale, qui met toutes ses forces Ă se priver de moyens. Lâaffaiblissement des instruments de lâaction publique impose dâabandonner les processus de concertation et de dialogue au profit dâune dĂ©mocratie de thĂ©Ăątre, qui exhibe ses pectoraux Ă dĂ©faut de pouvoir remĂ©dier aux difficultĂ©s sociales.
Les forces sociales ont commencĂ© Ă sâadapter Ă ces conditions nouvelles. Le mouvement Nuit debout et les Gilets jaunes ont choisi de faire Ă©voluer le modĂšle classique de la manifestation vers des occupations symboliques : lâespace nocturne ou les ronds-points. Mais lâappropriation de ces espaces nâa pas suffi Ă Ă©viter la rĂ©pression. Comme les manifestations du lundi en RDA en 1989, la rĂ©pĂ©tition hebdomadaire des dĂ©filĂ©s des Gilets jaunes a alors installĂ© dans la durĂ©e un rendez-vous rendu visible par ses reprises mĂ©diatiques et par sa discussion participative sur les rĂ©seaux sociaux. Câest sur ce terrain quâest apparu lâintĂ©rĂȘt dâun nouvel outil dâalerte et de lutte : les vidĂ©os de violences policiĂšres, preuves du refus de dialogue des pouvoirs publics, Ă lâimpact multipliĂ© par lâĂ©motion et la valeur documentaire.
Plusieurs articles de la loi « SĂ©curitĂ© globale » ont pour objet de rĂ©tablir lâasymĂ©trie de la visibilitĂ© menacĂ©e par la vidĂ©o. Selon lâanalyse du journaliste Olivier Tesquet, les articles 21 et 22 sur lâusage des camĂ©ras-piĂ©ton et des drones amplifient le contrĂŽle visuel des citoyens, quand lâarticle 24 vise Ă protĂ©ger les policiers de toute identification.
ImposĂ©e au ministĂšre de lâIntĂ©rieur par les syndicats policiers majoritaires (UnitĂ© SGP et Alliance), qui rĂ©clament depuis des annĂ©es lâinterdiction de filmer les agents, cette derniĂšre mesure a avant tout valeur de signal politique pour des troupes Ă©puisĂ©es. Comme lâa montrĂ© le rapport du haut-commissariat des Nations unies aux droits de lâhomme, il nâest en effet pas possible de rĂ©primer lâenregistrement dans lâespace public sans contredire les lois sur la libertĂ© de la presse et plusieurs accords internationaux signĂ©s par la France.
Selon un principe dĂ©jĂ employĂ© avec les « lois sur le voile » (2004, 2010), qui dissimulent leur but premier derriĂšre un Ă©largissement compatible avec la Constitution, lâarticle 24 camoufle donc lâobjectif policier derriĂšre une rĂ©daction alambiquĂ©e, qui Ă©vite lâinterdiction directe, mais punit de lourdes peines dâamende et de prison la diffusion de lâimage du visage des agents avec intention de nuire. Les observateurs ont eu beau jeu de rappeler que la loi protĂšge dĂ©jĂ les policiers contre lâexposition en ligne, et que le ministre de lâIntĂ©rieur venu dĂ©fendre sa loi Ă lâAssemblĂ©e a peinĂ© Ă trouver des exemples illustrant les dangers dĂ©noncĂ©s. Le double assassinat de Magnanville citĂ© par Darmanin nâa aucun rapport avec la vidĂ©o, et le seul cas de harcĂšlement subi par un agent de la BAC de Saint-Denis suite Ă une diffusion dâimages interroge sur le recours Ă lâoutil lĂ©gislatif.
Le flou de ces dispositions pourrait se traduire par des difficultĂ©s dâapplication typiques des lois de circonstance. Il sera du reste difficile dâempĂȘcher lâemploi de la vidĂ©o dans lâespace public, tant celui-ci est encouragĂ© par la montĂ©e des brutalitĂ©s. Mais on peut dĂ©jĂ observer les effets sur les libertĂ©s dâune loi qui a dâabord pour fonction de rĂ©affirmer le soutien sans faille aux forces de lâordre. Les coups, les intimidations ou les interpellations sans motif de journalistes qui ont accompagnĂ© les manifestations contre le dispositif « SĂ©curitĂ© globale » confirment malheureusement que dans un Etat soumis Ă la volontĂ© de sa police, la loi nâest dĂ©jĂ plus un prĂ©alable nĂ©cessaire Ă la restriction des libertĂ©s.