marielle 🐱

« vivere vuol dire essere partigiani » Antonio Gramsci

  • Sauver les apparences
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    Pendant que des professeurs enseignent Ă  leurs Ă©lĂšves que des caricatures islamophobes sont le comble de la libertĂ© d’expression, l’adoption de la loi « SĂ©curitĂ© globale » et son article 24, qui restreint le droit de filmer la police, porte un coup sĂ©vĂšre aux libertĂ©s publiques. La France rejoint ainsi l’Espagne, premier pays dĂ©mocratique Ă  avoir interdit en 2015 de filmer ou de photographier les opĂ©rations de police.

    Il s’agit des premiĂšres dĂ©cisions lĂ©gislatives portant sur les images numĂ©riques dans leur usage politique. Cette Ă©tape traduit une Ă©volution historique du modĂšle social-dĂ©mocrate, marquĂ©e par un durcissement du maintien de l’ordre et un dĂ©placement corollaire des moyens de la protestation. La rĂ©pression fĂ©roce qui a accueilli le mouvement des Gilets jaunes a encouragĂ© le recours Ă  l’enregistrement vidĂ©o, utilisĂ© comme instrument de sousveillance. La diffusion de ces images comme preuve de la criminalisation des manifestations a suscitĂ© d’intenses conversations sur les rĂ©seaux sociaux et fait Ă©merger le thĂšme des violences policiĂšres dans le dĂ©bat public, malgrĂ© les rĂ©ticences des grands mĂ©dias.

    Dans leur ouvrage rĂ©cent, Politiques du dĂ©sordre, les chercheurs Olivier Fillieule et Fabien Jobart expliquent cette montĂ©e des violences par le choix des dirigeants, sous l’influence du prĂ©cĂ©dent thatchĂ©rien, d’ignorer ou de rĂ©primer les mouvements sociaux. En refusant, dĂšs le dĂ©but des annĂ©es 2000, de rĂ©pondre Ă  « la rue », pour ne prendre en compte que la seule expression Ă©lectorale, les gouvernements d’inspiration nĂ©olibĂ©rale affaiblissent l’outil de l’expression politique spontanĂ©e : la manifestation, dont les effectifs diminuent en mĂȘme temps que ses acteurs se radicalisent. La riposte rĂ©pressive qui rĂ©pond Ă  la casse incarne le refus de tenir compte de l’expression des aspirations sociales.

    Cette mise au rancard de la dĂ©mocratie d’opinion, qui a toujours accompagnĂ© la dĂ©mocratie Ă©lectorale, constitue une Ă©volution majeure des Ă©quilibres politiques, qui relĂšgue des pans entiers de la sociĂ©tĂ© dans le silence de l’abstention, au profit d’une relation clientĂ©liste avec la frange vieillissante des Ă©lecteurs. Ce virage s’accompagne notamment d’une stigmatisation de Mai 68, emblĂšme de la rĂ©volte dĂ©signĂ© comme origine du dĂ©sordre. Il se traduit Ă©galement, chez les responsables de droite, par un affichage dĂ©monstratif d’une violence verbale ou comportementale, elle aussi d’inspiration thatchĂ©rienne, censĂ©e incarner le spectacle de l’ordre. Sarkozy est le premier prĂ©sident français Ă  jouer ostensiblement la carte de ce brutalisme politique qui trouve son prolongement naturel dans le primat du maintien de l’ordre.

    L’autoritarisme est Ă  l’autoritĂ© ce que la brutalitĂ© est Ă  la force : une mise en scĂšne de son excĂšs dictĂ© par la faiblesse. L’Etat nĂ©olibĂ©ral est une administration paradoxale, qui met toutes ses forces Ă  se priver de moyens. L’affaiblissement des instruments de l’action publique impose d’abandonner les processus de concertation et de dialogue au profit d’une dĂ©mocratie de thĂ©Ăątre, qui exhibe ses pectoraux Ă  dĂ©faut de pouvoir remĂ©dier aux difficultĂ©s sociales.

    Les forces sociales ont commencĂ© Ă  s’adapter Ă  ces conditions nouvelles. Le mouvement Nuit debout et les Gilets jaunes ont choisi de faire Ă©voluer le modĂšle classique de la manifestation vers des occupations symboliques : l’espace nocturne ou les ronds-points. Mais l’appropriation de ces espaces n’a pas suffi Ă  Ă©viter la rĂ©pression. Comme les manifestations du lundi en RDA en 1989, la rĂ©pĂ©tition hebdomadaire des dĂ©filĂ©s des Gilets jaunes a alors installĂ© dans la durĂ©e un rendez-vous rendu visible par ses reprises mĂ©diatiques et par sa discussion participative sur les rĂ©seaux sociaux. C’est sur ce terrain qu’est apparu l’intĂ©rĂȘt d’un nouvel outil d’alerte et de lutte : les vidĂ©os de violences policiĂšres, preuves du refus de dialogue des pouvoirs publics, Ă  l’impact multipliĂ© par l’émotion et la valeur documentaire.

    Plusieurs articles de la loi « SĂ©curitĂ© globale » ont pour objet de rĂ©tablir l’asymĂ©trie de la visibilitĂ© menacĂ©e par la vidĂ©o. Selon l’analyse du journaliste Olivier Tesquet, les articles 21 et 22 sur l’usage des camĂ©ras-piĂ©ton et des drones amplifient le contrĂŽle visuel des citoyens, quand l’article 24 vise Ă  protĂ©ger les policiers de toute identification.

    ImposĂ©e au ministĂšre de l’IntĂ©rieur par les syndicats policiers majoritaires (UnitĂ© SGP et Alliance), qui rĂ©clament depuis des annĂ©es l’interdiction de filmer les agents, cette derniĂšre mesure a avant tout valeur de signal politique pour des troupes Ă©puisĂ©es. Comme l’a montrĂ© le rapport du haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, il n’est en effet pas possible de rĂ©primer l’enregistrement dans l’espace public sans contredire les lois sur la libertĂ© de la presse et plusieurs accords internationaux signĂ©s par la France.

    Selon un principe dĂ©jĂ  employĂ© avec les « lois sur le voile » (2004, 2010), qui dissimulent leur but premier derriĂšre un Ă©largissement compatible avec la Constitution, l’article 24 camoufle donc l’objectif policier derriĂšre une rĂ©daction alambiquĂ©e, qui Ă©vite l’interdiction directe, mais punit de lourdes peines d’amende et de prison la diffusion de l’image du visage des agents avec intention de nuire. Les observateurs ont eu beau jeu de rappeler que la loi protĂšge dĂ©jĂ  les policiers contre l’exposition en ligne, et que le ministre de l’IntĂ©rieur venu dĂ©fendre sa loi Ă  l’AssemblĂ©e a peinĂ© Ă  trouver des exemples illustrant les dangers dĂ©noncĂ©s. Le double assassinat de Magnanville citĂ© par Darmanin n’a aucun rapport avec la vidĂ©o, et le seul cas de harcĂšlement subi par un agent de la BAC de Saint-Denis suite Ă  une diffusion d’images interroge sur le recours Ă  l’outil lĂ©gislatif.

    Le flou de ces dispositions pourrait se traduire par des difficultĂ©s d’application typiques des lois de circonstance. Il sera du reste difficile d’empĂȘcher l’emploi de la vidĂ©o dans l’espace public, tant celui-ci est encouragĂ© par la montĂ©e des brutalitĂ©s. Mais on peut dĂ©jĂ  observer les effets sur les libertĂ©s d’une loi qui a d’abord pour fonction de rĂ©affirmer le soutien sans faille aux forces de l’ordre. Les coups, les intimidations ou les interpellations sans motif de journalistes qui ont accompagnĂ© les manifestations contre le dispositif « SĂ©curitĂ© globale » confirment malheureusement que dans un Etat soumis Ă  la volontĂ© de sa police, la loi n’est dĂ©jĂ  plus un prĂ©alable nĂ©cessaire Ă  la restriction des libertĂ©s.