• LES FEMINISTES SONT-ELLES MISANDRES ?
    https://sporenda.wordpress.com/2020/11/26/les-feministes-sont-elles-misandres

    Je vois passer régulièrement sur mon mur des déclarations telles que « les féministes ne sont pas contre les hommes, elles sont contre le sexisme », acompagnées, comme si ces postantes craignaient que ça ne soit pas assez clair, de protestations insistantes : « non, les féministes ne sont pas misandres ! »

    Ces protestations insistantes sont profondément déprimantes aux yeux des féministes radicales.

    D’abord, comment est-il possible que des féministes soient incapables de discerner l’illogisme quasi-oxymorique d’énoncés tels que : « nous ne sommes pas contre les hommes, nous sommes contre le sexisme » ?

    Comment se fait-il qu’elles ne perçoivent pas l’absurdité de cette phrase, alors que le non-sens de l’affirmation : « nous ne sommes pas contre les fascistes, nous sommes contre le fascisme » leur sauterait aux yeux ?

    Quelle est la catégorie d’humains responsable de l’élaboration et de la propagation des préjugés sexistes, et surtout à laquelle de ces catégories bénéficient ces préjugés ? Aux femmes ou aux hommes ?

    Car si les femmes véhiculent ces préjugés, il faut rappeler que ce n’est qu’à leur détriment, et dans la mesure où elles ont elles-mêmes si totalement intériorisé la normalité de la domination masculine qu’elles ont adopté le point de vue de ceux qui les oppriment (male identified) jusqu’à légitimer leur propre oppression.

    Le sexisme n’est pas un problème purement culturel–la conséquence d’un « manque d’éducation » à l’égalité chez les hommes, la reproduction irréfléchie de traditions séculaires aberrantes– c’est l’instrument essentiel d’un projet politique –la masculinité hégémonique–en ce qu’il le met en oeuvre concrètement, sous la forme de toutes sortes de discours et de pratiques sociales qui ont pour point commun de maintenir une relation inégalitaire entre les sexes et de favoriser systématique les intérêts masculins.

    Majoritairement, ceux qui mettent en oeuvre cette praxis inégalitaire, ce sont les hommes.

    C’est affligeant de devoir énoncer de tels truismes, mais il n’y a pas plus de sexisme sans sexistes que de racisme sans racistes ou de fascisme sans fascistes : dans la lutte militante, on ne peut pas séparer une idéologie de ceux qui la théorisent, l’interprètent et la diffusent. on ne peut donc pas combattre le racisme ou le sexisme sans s’en prendre aux racistes ou aux sexistes.

    Mais pourquoi cette distinction faite avec tant d’instance entre hommes et sexisme par les non-radfems ? Quel est le message codé dont elle est porteuse ?

    Signaler que l’on est contre le sexisme, pas contre les hommes, pour celles qui jugent indispensable de répéter constamment ce mantra, c’est faire savoir que oui, elles sont féministes, mais qu’en aucun cas, le fait qu’elles soient féministes ne pourra compromettre leur relation avec les hommes, qui est posée implicitement comme non-négociable et prioritaire.

    A chaque fois qu’elles s’affirment féministes, il est donc indispensable à leurs yeux de poser tout de suite après un autre énoncé qui corrige le tir, annule en quelque sorte le premier et dont le but est de rassurer les hommes : « non, vous n’avez rien à craindre de nous, notre féminisme n’aura aucune conséquence désagréable pour vous, il ne changera rien à notre relation, » ; et qu’ils sachent bien surtout qu’elles ne veulent ni les blesser ni les offenser.

    Donc implicitement, elles leur assurent que leur féminisme sera toujours limité à ce qu’ils voudront bien leur autoriser, et qu’elles ne feront rien qui puisse susciter leur désapprobation. Le « féminisme qui va trop loin », c’est-à-dire celui qui choque et dérange les hommes, ils peuvent dormir sur leurs deux oreilles, elles le refusent a priori. Elles attestent ainsi que leur féminisme ne veut rien changer d’essentiel dans les rapports homme-femme, qu’il ne remettra pas en cause la domination masculine elle-même–et garantissent ainsi sa quasi-totale inefficacité,

    L’autre message envoyé aux hommes, c’est : « vous aurez beau nous fémicider, nous violer, nous harceler, nous exploiter, nous discriminer, nous prostituer, nous pornifier, nous n’éprouvons et n’éprouverons jamais aucune rancune tenace, aucun ressentiment inexpiable, aucune colère inapaisable envers vous. Quoique vous puissiez nous faire, nous supprimerons notre rage, refoulerons notre désir de vengeance, nous serons toujours gentilles, patientes et pédogiques avec vous, nous dépenserons éventuellement des trésors d’énergie pour vous changer –mais nous ne vous rejeterons jamais et nous continuerons loyalement à vous aimer, à vous soigner et à vous servir ».

    C’est ce que précise encore plus clairement le « les féministes ne sont pas misandres » qui est un engagement explicite à toujours respecter cette règle patriarcale essentielle qui interdit aux femmes de détester les hommes (alors que la misogynie est intrinsèque à la virilité traditionnelle et normative dans les cultures patriarcales), et les contraint à les aimer. Car les femmes sont la seule catégorie opprimée à qui il est interdit de ressentir de l’animosité envers leurs oppresseurs –ni les Juifs, ni les colonisés ni les esclaves n’étaient sommés d’aimer leurs bourreaux. Sous sa forme collective, le syndrome de Stockholm est spécifique à la classe des femmes.

    Ce genre d’énoncé désole les radfems parce qu’il exprime une demande affligeante d’approbation masculine, une profonde insécurité affective, la peur panique chez ces femmes qu’un féminisme trop intransigeant fasse fuir les hommes, la hantise d’être abandonnée et rejetée par eux si elles sortent du cadre que le patriarcat leur prescrit, de se retrouver seules car étiquetées comme rebelles et anti-mâles, donc incasables, et vouées à finir leur vie avec leurs chats.

    Si ces femmes tiennent absolument à rester dans les codes patriarcaux de la féminité, c’est parce que leur identité est centrée sur une définition d’elles-mêmes fondée sur leur lien avec les hommes, lien impliquant une dépendance affective et matérielle telle qu’elles ne peuvent absolument pas laisser le féminisme le mettre en danger.

    Etre féministe mais s’interdire de vexer ou fâcher les hommes, ou de nuire à leurs intérêts d’aucune façon, et poser a priori le maintien du lien avec eux comme non-négociable, c’est s’enferrer dans une contradiction interne majeure : vous reconnaissez implicitement que le périmètre de réflexion et d’action de votre féminisme sera déterminé par l’approbation masculine, ce qui est la définition même du libfem.

    Plus grave encore, cette peur panique d’être accusée de misandrie augmente l’exposition de celles qu’elle domine aux violences masculines : du fait qu’elles s’interdisent d’éprouver des sentiments négatifs pour les hommes et en conséquence refusent par principe de rompre leurs liens avec eux même s’ils leur sont toxiques, il leur sera particulièrement difficile se libérer de l’emprise d’individus dangereux–on sait que de nombreuses femmes battues sont incapables de détester les hommes qui leur font du mal, ce qui est pourtant une réaction d’auto-protection normale. Socialiser les femmes à aimer inconditionnellement les hommes, c’est les priver de la capacité psychologique de se protéger contre leurs agressions et les préparer à leur statut de victimes. On peut dénoncer la misandrie comme abusivement généralisatrice et réductrice–mais elle présente cet avantage indiscutable pour les femmes : en ce qu’elle les incite à se méfier des hommes et à les fuir, elle est protectrice, en particulier pour celles qui ont un parcours de vie jalonné de violences.

    Certain.es objecteront que c’est mettre tous les hommes dans le même panier, ce qui est injuste pour les « hommes bien ». Si les femmes et féministes misandres mettent tous les hommes dans le même panier, ce n’est pas parce qu’elles refusent d’admettre qu’il existe des « hommes bien », respectueux des femmes, voire alliés actifs du féminisme (elles le savent, et nous le savons toutes), c’est parce qu’il n’existe à ce jour aucun moyen infaillible de distinguer avec certitude les hommes dangereux des « hommes bien ». Face à cette impossibilité potentiellement mortelle de faire le tri (la majorité des 87 000 femmes annuellement victimes de féminicide dans le monde pensaient sans doute initialement avoir épousé des « hommes bien »), la misandrie a le mérite d’éliminer tous les risques : pas de contacts avec les hommes, pas d’agressions.

    Il n’est absolument pas indispensable d’être misandre pour être féministe, mais cela n’est pas interdit non plus–parce que le droit légitime à être misandre des femmes multitraumatisées par les violences masculines doit être respecté : face à l’impuissance (ou au manque de volonté politique) des pouvoirs publics et de la société à réduire les violences envers les femmes, leur misandrie est le seul moyen à peu près efficace qu’elles aient trouvé pour se protéger,–et c’est une autre violence patriarcale que de leur refuser.