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  • Le marché des caméras-piétons attire les lobbyistes
    https://www.mediapart.fr/journal/france/141220/le-marche-des-cameras-pietons-attire-les-lobbyistes?userid=3ebc3514-5f74-4

    Alors que le ministère de l’intérieur a publié mi-novembre un appel d’offres pour 30 000 caméras-piétons, les gros bras du secteur, à l’image d’Axon ou Axis Communication, tentent de se positionner sur ce marché à 15 millions d’euros. Un dispositif prévu par la très contestée loi sécurité globale.

    un côté, Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale. De l’autre, Patrick Stefanini, ancien préfet, un temps directeur de campagne de François Fillon, aujourd’hui lobbyiste pour le cabinet Lysios Public Affairs. Au menu de cette rencontre qui s’est tenue en mai 2020 : les intérêts d’Axon, entreprise américaine derrière la marque Taser, aujourd’hui l’un des leaders mondiaux des caméras-piétons. Le pistolet à impulsion électrique est évoqué durant l’entretien, « ainsi que sa complémentarité avec les caméras-piétons », détaille Patrick Stefanini. Fin octobre, le lobbyiste remet le couvert, cette fois-ci avec le directeur de cabinet du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, Pierre de Bousquet de Florian.

    Interrogé par mail, le ministère de l’intérieur assume ce jeu d’influence.

    « Les contacts entre le monde industriel et commercial et la sphère publique sont naturels. Dans le cadre du parangonnage, ces relations permettent aux services de connaître les nouveautés et performances des matériels ou services disponibles sur le marché », a réagi Beauvau, qui a par contre refusé de commenter les rencontres de Patrick Stefanini avec Pierre de Bousquet de Florian et Frédéric Veaux.

    Alors que « le marché de caméras-piétons explose dans le monde » (selon la directrice France d’Axon), la société américaine lorgne le marché hexagonal. Déjà, ses body cams fournissent les agents de la RATP et de Keolis. L’entreprise lance depuis plusieurs mois une intense campagne de lobbying, dont les rencontres avec Frédéric Veaux et Pierre de Bousquet de Florian ne sont qu’un chapitre. L’objectif : convaincre les forces de police et le ministère de l’intérieur d’investir dans les caméras-piétons. Une opération qui a probablement joué sur la publication, le 16 novembre 2020, d’un appel d’offres à 15 millions d’euros émis par la Place Beauvau, en vue de l’acquisition de 30 000 caméras-piétons d’ici à juin 2021, destinées à équiper les forces de l’ordre.

    Le marché public anticipe l’adoption de la loi sécurité globale, dont l’article 21 prévoit la généralisation de l’usage des caméras-piétons par les forces de l’ordre. La proposition de loi, qui a été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale fin novembre, mais doit encore passer devant le Sénat en janvier, est aujourd’hui contestée par l’ensemble des syndicats de journalistes et de nombreuses associations de défense des droits humains.

    À quoi serviront les images filmées par les policiers ? Comment s’assurer que les caméras-piétons servent autant à protéger les forces de l’ordre que les citoyens confrontés à des pratiques policières violentes ? L’usage des caméras-piétons soulève de nombreuses interrogations, notamment en matière de données personnelles.

    Consultée par le ministère de l’intérieur en 2018, à la suite de la parution d’un décret autorisant l’usage de ces caméras par les policiers municipaux, la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) insistait sur la nécessité d’établir une doctrine d’emploi, « afin d’éviter certaines pratiques susceptibles de conduire une collecte disproportionnée de données à caractère personnelles ».

    À travers la généralisation de ces caméras, la majorité poursuit l’une des ambitions de la loi sécurité globale : la constitution d’un « continuum de sécurité », englobant policiers nationaux, municipaux, agents de sécurité privée et gardes champêtres et la mise en place d’outils permettant aux forces de l’ordre de mener la guerre des images.

    Axon pourrait en être le premier fournisseur. Le nouveau marché a en tout cas pour elle un parfum de revanche. En 2018, le géant chinois de la vidéosurveillance HikVision, via son importateur français Allwan Security, avait en effet remporté, au nez et à la barbe de l’entreprise américaine, un précédent marché public du ministère de l’intérieur (2,4 millions d’euros sur quatre ans). Depuis, 10 600 caméras ont ainsi été acquises : 10 480 au profit de la police, 120 au profit de la gendarmerie.

    Quelques mois plus tard, Axon sollicite le cabinet Lysios Public Affairs, fondé par un ancien responsable des questions industrielles et d’environnement au secrétariat général des affaires européennes, Jean-Luc Archambault. Comme l’a révélé la Lettre A, le cabinet pousse d’abord, au nom d’Axon, pour un amendement permettant d’équiper contrôleurs et chauffeurs des transports urbains en caméras-piétons dans le cadre de la loi d’orientation des mobilités. L’amendement sera adopté lors du passage de la loi au Sénat en 2019.

    Lysios est également mandaté pour influencer des membres du cabinet du ministre de l’intérieur, des députés et sénateurs, des collaborateurs parlementaires et même des agents des services des assemblées parlementaires. L’objectif ? « Préparer la rédaction d’un nouvel appel d’offres sur les caméras-piétons pour les forces de l’ordre », mentionne le cabinet dans ses déclarations à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), qui tient un registre des lobbyistes. Au cours de l’année 2018, Lysios dépense entre 1,5 et 1,75 million d’euros pour représenter les intérêts de ses clients. Au rang desquels figurent Axon, mais aussi des multinationales comme Nokia, Suez ou Pfizer.

    Pour se démarquer, Axon n’hésite pas à critiquer son concurrent asiatique HikVision, dont le matériel choisi en 2018 par le ministère de l’intérieur a depuis été rangé au placard par les forces de l’ordre, après de multiples dysfonctionnements. « La qualité d’images n’était pas bonne quand la météo se dégradait, la sécurisation des données n’était pas optimale et l’autonomie de la caméra avait été testée en condition optimale : elle ne tenait que quatre heures maximum lors des opérations », liste le député Jean-Michel Mis (LREM), qui a notamment été membre de 2018 à janvier 2020 d’un groupe d’études sur la sécurité présidé par Jean-Michel Fauvergue. Contacté par Mediapart, HikVision a refusé de commenter.

    Axon mobilise ensuite le carnet d’adresses de Patrick Stefanini. L’ancien préfet multiplie les entretiens pour pointer les limites du matériel concurrent et pousser un nouvel appel d’offres. Selon la Lettre A, en septembre, Patrick Stefanini aurait participé, au côté de la directrice France d’Axon, « au neuvième congrès de l’UNSA [Police] pour faire valoir les arguments de la firme. Le syndicat policier avait été le premier à pointer les défauts des 10 000 caméras du rival d’Axon, HikVision, déployées dans les commissariats depuis 2017 ».

    Interrogé par Mediapart, Patrick Stefanini dément avoir accompagné Cathy Robin à cette réunion. « Elle y est allée seule, a pu faire une présentation du Taser et des caméras-piétons et il me semble même qu’elle a pu échanger quelques mots avec le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin », confie l’ancien préfet.

    Le 2 juillet 2020, nouvelle opération de communication, cette fois dans les locaux de GK Professionnal. L’entreprise, l’un des plus importants fournisseurs d’équipements pour les forces de l’ordre en France, distribue entre autres le matériel d’Axon.

    Lunettes redressées sur le sommet du crâne, chemise frappée du logo d’Axon sur les épaules, un instructeur commence sa démonstration. Entre ses mains, le Taser, fleuron d’Axon, longtemps connu comme « Taser International ». La directrice France de l’entreprise présente le matériel, épaulée par un ancien membre du RAID, le médiatique Bruno Pomart. L’audience, attentive, est constituée de parlementaires. Parmi eux : une majorité d’élus LREM, dont le député Jean-Michel Fauvergue, rapporteur de la loi « sécurité globale » votée par l’Assemblée nationale fin novembre, et qui prévoit notamment de généraliser les caméras-piétons

    « La présentation était centrée sur le Taser mais il y a eu une parenthèse sur leur utilisation en complément des caméras-piétons », se souvient le député de la Loire Jean-Michel Mis (LREM), présent ce jour-là. La complémentarité entre son pistolet à impulsion électrique et sa caméra-piéton, Axon en fait l’un de ses arguments phares. Comme si doter les forces de l’ordre françaises de caméras-piétons était une suite logique de l’acquisition de Taser.

    Axon s’échine pour s’octroyer le marché, mais un critère pourrait lui mettre des bâtons dans les roues : elle n’est pas française. « Il y a un enjeu de souveraineté nationale. Faut-il octroyer à des entreprises américaine, asiatique ou russe un appel d’offres qui intègre du traitement de données personnelles ?, pointe Dominique Legrand, président de l’Association nationale de vidéoprotection, principal lobby du secteur. Personnellement, je souhaiterais que le gouvernement soit cohérent avec le plan de relance et choisisse a minima un partenaire européen. »

    Un plomb dans l’aile d’Axon, une épine de plus dans le pied de HikVision qui, malgré les déboires du premier appel d’offres, entend candidater en proposant un produit amélioré. Autre difficulté : en juillet, l’entreprise a dû admettre que ses technologies avaient été utilisées par le régime chinois pour surveiller les Ouïghours.

    De son côté, une entreprise suédoise espère se démarquer en jouant sur cette carte de la souveraineté européenne : Axis communication, filiale de Canon spécialisée dans la vidéosurveillance et débarquée sur le marché de la caméra-piéton en mars dernier. « Travailler dans la sûreté et dans la sécurité, sur des sujets sensibles qui font référence à des solutions utilisées par l’armée ou le ministère de l’intérieur, avec des équipements qui proviennent de blocs politiques non européens, c’est inquiétant », plaide Vincent Paumier, responsable du développement commercial d’Axis.

    L’offre de la société suédoise semble avoir été calibrée pour pénétrer le marché français. Ses cartes : l’autonomie de 12 heures du matériel et le niveau de sécurisation des données, les deux points faibles d’HikVision. La société suédoise a également réfléchi sa caméra-piéton en fonction des possibles modifications législatives de la future loi « sécurité globale ». Alors que le texte autorise la retransmission en direct des images saisies au poste de commandement, l’œil numérique suédois rend même possible la retransmission sur un téléphone portable grâce au réseau Wifi.

    Interrogé sur le lobbying offensif mené par son concurrent Axon, Vincent Paumier, Business Development Manager Smart Cities chez Axis, ne s’en plaint pas. « Ils mènent des actions de lobbying. On le sait, ce n’est pas interdit. » Axis déploie évidemment sa propre stratégie d’influence. Pour vendre son produit, la filiale de Canon a commandé et payé à Opinion Way un sondage censé montrer l’adhésion massive des Français aux caméras-piétons. À en croire ces chiffres : 89 % des Français seraient favorables au port de caméras-piétons par les forces de l’ordre, et 88 % jugeraient celles-ci utiles pour faciliter le travail des forces de l’ordre. Une danse du ventre censée plaire au ministère de l’intérieur.

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