Articles repérés par Hervé Le Crosnier

Je prend ici des notes sur mes lectures. Les citations proviennent des articles cités.

  • Claire Marin : « Nous sommes confinés mentalement, bien plus encore que nous ne l’avons été physiquement »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/12/27/claire-marin-nous-sommes-confines-mentalement-bien-plus-encore-que-nous-ne-l

    EntretienLes penseurs de l’intime (5/10) Philosophe des épreuves de la vie, Claire Marin explique dans un entretien au « Monde » comment la crise sanitaire accentue les ruptures sociales, professionnelles ou familiales et nous prépare « douloureusement à vivre autrement » en 2021.

    Entretien. Née en 1974, Claire Marin est philosophe et enseigne dans les classes préparatoires aux grandes écoles à Paris. Membre associée de l’Ecole normale supérieure, elle dirige le Séminaire international d’études sur le soin. Autrice de Rupture(s) (L’Observatoire, 2019), un ouvrage remarqué sur la philosophie de la séparation, elle analyse la façon dont la crise sanitaire affecte notre intimité.

    L’essor du virtuel, du télétravail et de la pédagogie en ligne est-il le signe d’un accroissement des libertés ou celui d’une nouvelle aliénation ?

    L’usage démultiplié du virtuel et des technologies de la distance a eu des effets très différents selon les cadres et les situations dans lesquels il s’est déployé. Il a montré ses faiblesses dans les domaines où la transmission s’appuie sur la relation et la présence réelle dans un même espace – coprésence qui permet une circularité des échanges, une appréhension de l’humeur des participants, une intuition de la réception du message dispensé.

    En visioconférence, « il nous manque tous ces petits signes quasi imperceptibles que le virtuel ne peut pas saisir »

    En clair, en matière d’enseignement, en particulier avec les plus jeunes, cela ne peut constituer à mon sens qu’une solution ponctuelle ou complémentaire. Ce serait une erreur de l’institutionnaliser. On perd ce qui fait l’essence – et l’intérêt – de ce métier, qui ne peut se réduire à un simple transfert de données du professeur à l’élève, mais qui doit rester une relation humaine. Le virtuel la détruit ou, tout au moins, l’appauvrit considérablement.

    Sur une mosaïque de visioconférence, on ne peut regarder personne dans les yeux. Même si mon regard s’adresse au visage de l’une des personnes, elle ne le sait pas, car elle ignore où son visage est placé (et se déplace, au gré des connexions des uns et des autres) sur l’écran. Les prises de parole se chevauchent, conduisant soit au silence pesant soit à la cacophonie. Les échanges sont souvent assez maladroits et insatisfaisants, les connexions parfois mauvaises. Tous ces éléments parasitent la conversation, l’interrompent, obligent à reprendre le fil des propos. Il nous manque tous ces petits signes quasi imperceptibles que le virtuel ne peut pas saisir, signes qui indiquent l’impatience de l’un à prendre la parole, la distance que traduit le léger retrait de l’autre, etc. Il nous manque la fluidité et la spontanéité des échanges de la « vraie vie ».

    Ce que nous avons découvert, c’est que notre vie n’est pas un fond d’écran sur lequel nous pouvons ouvrir une multitude de fenêtres en même temps. Ce à quoi le virtuel nous laisse croire, le « multitasking » magique (« je peux regarder ce film en répondant à mes messages »), l’expérience réelle l’a assez brutalement contredit. Je ne peux pas travailler si mes enfants jouent bruyamment aux aventuriers dans la pièce d’à côté. Les espaces incompatibles – privés et professionnels, intimes et sociaux – ne peuvent se confondre et se superposer sans dommage.

    Or, c’est bien ce qu’il faut faire sous la pression du travail à distance : vider l’espace familial de sa couleur personnelle et intime pour le convertir en lieu plus neutre de travail, imposer le silence aux enfants ou les restreindre à l’espace le plus lointain, vider la maison de sa qualité propre pour en faire un lieu où les regards extérieurs pourront pénétrer. Nous avons vu et donné à voir un peu de l’envers du décor : les intérieurs bourgeois, bohèmes, minimalistes ou surchargés de nos collègues, des artistes, des journalistes, des responsables politiques, les bibliothèques imposantes ou les étagères en kit, les lits superposés ou les grandes baies vitrées, les vis-à-vis oppressants ou la vue sur la mer. Le domaine privé l’est encore un peu moins qu’auparavant. Nous sommes entrés les uns chez les autres sans hospitalité.

    Nos ressources psychiques, comme nos capacités d’endurance physique, ne sont pas illimitées. Si nous étions capables de nous soucier des autres, de faire preuve de sollicitude, d’empathie, de générosité au printemps, c’est que nous n’étions pas éprouvés comme nous le sommes désormais, que nous pensions vivre une parenthèse et que nous avions même l’espoir d’effets positifs. Désormais, nous ne pouvons plus nous appuyer sur ce genre d’espérances. Un certain nombre d’élans ont été déçus et de nombreuses situations se sont aggravées. Il faut désormais gérer les effets de la première vague.

    #Confinement #Claire_Marin #Visioconférence