• Qu’est-ce que le silence de l’inceste ?
    https://blogs.mediapart.fr/leonore-le-caisne/blog/130121/qu-est-ce-que-le-silence-de-l-inceste

    Dans son livre La Familia grande, Camille Kouchner accuse son beau-père Olivier Duhamel, personnalité publique et puissante, d’inceste sur son frère jumeau quand celui-ci avait 14 ans. Surpris que cet inceste ait pu être gardé dans l’entre soi de cette famille de juristes trente-cinq ans durant, les journalistes chargés de cette affaire sont soucieux de comprendre le fonctionnement de l’ « inceste » et d’apporter des éléments d’explication à leur lectorat ou auditoire.

    Pour cela, ils utilisent les termes de : « tabou », « silence », « secret familial », voire « omerta ». Des personnalités publiques liées à cette famille, soupçonnées d’avoir « su », se défendent sur la place publique en rappelant, elles, le crime, la sidération, le « poids » ou la « loi du silence à briser ».

    Mais une fois cela dit sur l’inceste, il ne reste plus grand-chose à en dire.

    L’inceste, entendu comme l’agression sexuelle d’un ascendant sur un enfant de sa famille, semble être un acte sorti de nulle part.

    Dans une famille, il toucherait les uns et les autres sans discernement et les transformerait en un groupe de pantins faisant bloc pour protéger l’agresseur et empêcher que le fait scandaleux s’ébruite. Il devient impossible de distinguer, dans la sphère privée où l’inceste a été – ou est - pratiqué, et dans l’espace amical et professionnel où il est connu, les places occupées par chacun et les rapports différents à l’acte qui en découlent, et donc de comprendre et d’appréhender l’inceste ordinaire.

    L’inceste serait donc un « tabou », c’est-à-dire un acte interdit qui toucherait au sacré ou à l’impur et dont la transgression, rare, serait tenue secrète, au risque de polluer la société.

    Mais pour qui et en quelle occasion ?

    En tout cas, pas pour les agresseurs quand ils le commettent (et ils sont nombreux), pas non plus pour les victimes quand elles le subissent (lesquelles sont plus nombreuses)[1]. N’est-ce pas précisément au moment où ils deviennent publics que les faits deviennent « tabous », mais seulement pour les journalistes qui les diffusent et les citoyens auxquels ils s’adressent ?

    Nombreux pourtant sont ceux qui connaissent et côtoient, dans leurs entourages respectifs – familiaux, amicaux, professionnels -, des victimes d’inceste et des agresseurs. Nombreux aussi sont les avocats d’agresseurs qui plaident des « incestes consentis ». Comme Eric Dupont-Moretti, avocat, défendant deux sœurs qui, après avoir dénoncé leur père d’inceste avant leurs 15 ans, sont revenues sur leur plainte (procès d’Amiens, novembre 2011). Pour ces avocats, et plus généralement les personnes présentes dans la salle d’audience à ce moment-là, l’inceste n’est pas non plus « tabou ».

    L’inceste serait aussi enfoui sous le poids du « silence » ou du « secret ».

    Silence ? Secret ? Silence de qui et envers qui, quand et où ? Secret sur quoi ? Selon les places de chacun, dans la famille, le « silence » a une origine et des contenus différents. Et ces « silences » ne sont certainement pas partagés.

    Le « silence » est pluriel, mais celui dont il est question ici est en fait la non-dénonciation à la justice de faits criminels. Et chacun a ses raisons de ne pas les dénoncer. La non-dénonciation de l’agresseur lui-même ne s’explique pas de la même manière que la non-dénonciation de celui ou celle avec qui il partage sa vie, différente elle aussi de celle de l’ami(e), du collègue, du voisin, etc.

    Au moment de sa prise de parole publique ou privée, dans le cabinet du juge ou de son analyste, la victime peut confier ne pas avoir dit cette agression à ses proches du fait de l’injonction au silence de son agresseur (qui sait qu’il commet un crime), sa sidération au moment où elle subit l’acte, et son propre oubli de ce qu’elle a subi, jusqu’à ce qu’elle puisse, enfin, « dire » l’agression et éventuellement porter les faits en justice.

    Mais ce « silence » n’implique pas qu’elle n’ait pas essayé d’en parler, qu’elle n’en ait pas déjà parlé à quelqu’un ou quelques-uns qui auraient pu aller dénoncer les faits à la justice ou à un journaliste.

    L’inceste peut aussi avoir été « parlé », et même beaucoup - dans le cercle familial, le cercle amical ou le voisinage – et ne pas pour autant avoir fait l’objet d’une « omerta », terme qui suppose une volonté de cacher, une mise sous silence réfléchie et volontaire d’une communauté (la famille, les amis, les collègues) face à une autre (la justice, le public).

    Dans l’« affaire Gouardo », très médiatisée au printemps 2007, l’inceste commis par le père sur sa fille et dont naîtra six enfants, connu de tous, fut pendant une trentaine d’années l’objet d’un commérage entre voisins, habitants, commerçants et notables (magistrats, élus) du village de Coulommes et de la ville voisine de Meaux. Jamais cet inceste ne fut l’objet d’un signalement auprès de la justice ou des institutions de la protection de l’enfance, parce que jamais le crime d’inceste n’avait été « pensé » comme tel. Ce n’est qu’après que Lydia Gouardo, la victime, eut porté plainte et que sa plainte fut relayée par le chroniqueur judiciaire présent le jour du procès, que le fait scandaleux trouva un public et fut à l’origine, si ce n’est d’un scandale, tout au moins d’un climat d’indignation auprès des journalistes des médias nationaux et de leurs lecteurs ou auditeurs. C’est à ce moment-là que cet inceste, jusque-là simplement considéré par les voisins, les habitants et les notables comme un simple objet de commérage, devint un crime à traiter en justice et par la société informée par les journalistes indignés. Il n’y a donc jamais eu de « secret villageois », contrairement à ce que les journalistes avaient imaginé.

    Ces jours-ci, la presse qualifie aussi le « silence » des membres du cercle familial, amical et professionnel de la famille de Camille Kouchner, d’« omerta » ou de « secret familial ». Pourtant, dans toutes les familles où l’inceste se pratique, chacun, de sa place – sœur, mère, tante, père, amis, proches, hommes, femmes, collègues - selon la nature des liens et des relations des uns avec les autres, notamment avec l’agresseur et la victime, entretient un rapport différent à cet inceste.

    L’inceste, même « dit », on le pense ou on ne le pense pas, on le croit ou on ne le croit pas, on en parle à l’un, mais pas à l’autre, on s’en inquiète ou s’en amuse, il choque ou laisse indifférent. Chacun entend l’information et considère différemment les faits auxquels il n’a pas assisté : l’inceste devient selon les cas une simple maltraitance, un signe de légèreté, une pratique sexuelle libertine, un crime, une sexualité qui ne regarde que l’intéressé, un acte difficilement associable à l’idée que l’on se fait de l’agresseur...

    Selon la place occupée et la relation qu’elle induit avec l’un ou l’autre, chacun est aussi tenu par des engagements moraux différents envers l’agresseur, ses proches, les collègues des proches, ses relations plus indirectes, ou encore avec la victime elle-même qui a pu demander à certains des membres de sa famille de « se taire ».

    Par ailleurs, cet inceste résonne avec l’histoire de certains.

    Dans le cercle familial élargi, amical et professionnel au sein duquel il est dit, quelques-uns, aujourd’hui adultes, ont bien évidemment eux-mêmes été victimes d’inceste, d’autres ont été ou sont encore des agresseurs. Dans la très grande majorité des cas, ces incestes subis ou imposés, n’ont été ni dénoncés à la justice ni révélés sur la place publique. Ces incestes aussi, d’autres encore les connaissent, en parlent, en ont parlé ou en parleront. Des cercles d’interconnaissance et de commérage se croisent alors les uns les autres.

    Selon leur propre histoire et leur place dans le réseau de sociabilité, certains s’intéressent alors plus à l’agresseur et à sa relation avec lui, qu’à la victime qu’ils voient et connaissent peu, et qui, pensent-ils, s’en « remettra »… D’autres, très attachés à la victime, respectent son souhait que ces faits touchant à son intimité ne soient pas signalés à la justice et/ou qu’un de ses parents soit protégé d’une parole qui pourrait le détruire.

    Mais qu’est-ce, en fait, qu’avoir « dit » ?

    Quelle parole, adressée à qui et à quel moment, est dotée du pouvoir de « dire » ce qui s’est passé ?

    Une enfant peut en effet avoir confié à sa camarade de classe que son père passe dans sa chambre le soir de temps en temps faire des « câlins », et ainsi entretenir des liens de camaraderie en espérant que quelque chose change, et « dire », vingt ans plus tard, quand elle le peut (après la résurgence du traumatisme, au décès de l’agresseur, une fois qu’il y a prescription…), en face à face ou par médias interposés, à sa mère, son psy, son compagnon ou sa compagne, son frère, au magistrat… que son père la violait tous les soirs, et donc dire l’inceste subi et imposé, sa place de victime et celle de son agresseur.

    Ce n’est qu’à la condition de renoncer aux métaphores de l’ « omerta » et de la « loi du silence » qu’il sera possible de reconnaître la densité de ces échanges de paroles, de considérer le système de places, les attitudes, les relations, les liens et les engagements moraux qui en découlent. Et c’est ainsi que l’on pourra comprendre ce qui se joue ou s’est joué dans une famille où l’inceste a été – ou est pratiqué.

    Ce n’est aussi qu’à cette condition qu’on pourra comprendre ce qui se joue dans la communauté plus large où, en circulant, l’information sur l’inceste lie, attache et engage les gens autrement que par la simple connaissance d’un acte, fut-il un crime.

    Léonore Le Caisne

    [1] D’après un sondage Ipsos publié en 2020, 10% des Français disent avoir été victimes d’inceste, ce qui ferait 6,7 millions de personnes. Si l’on ajoute les agresseurs, beaucoup de monde est directement concerné.

    #violences_sexuelles #inceste