Eaux usées : la carte qui permet de prédire l’évolution de l’épidémie de Covid-19 en France
Accélération attendue à Toulouse, ralentissement à Lille... En exclusivité pour L’Express, les scientifiques qui traquent le virus dans les égouts révèlent des données nationales sur la dynamique de l’épidémie.
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Par Stéphanie Benz, avec Dario Inguisto pour les infographies
publié le 24/01/2021 à 16:30 , mis à jour à 17:40
Une poursuite prévisible de l’augmentation du nombre de cas à Toulouse ou Marseille, mais un ralentissement à attendre à Strasbourg ou Lille... C’est un outil précieux pour la gestion de l’épidémie que les scientifiques du réseau Obépine (observatoire épidémiologique dans les eaux usées) (1) [ ▻https://www.reseau-obepine.fr ] s’apprêtent à mettre à disposition des autorités sanitaires et du grand public : des données permettant d’établir une « carte météo » nationale de la circulation du virus, dont L’Express a eu la primeur. Elles sont tirées de l’analyse de prélèvements dans les égouts dans différentes localités en France.
A l’origine de ces travaux, un constat simple, fait très tôt après le début de la pandémie : à chacun de ses passages aux toilettes, une personne infectée par le Sars-cov-2 fait passer par ses selles des traces de virus, qui vont se retrouver dans les eaux usées. D’où l’idée de mesurer les concentrations de génome viral dans les stations d’épuration pour mieux cerner la dynamique de l’épidémie. Les chercheurs d’Obépine ont pu montrer que ces données représentaient un indicateur avancé, qui permet de saisir l’évolution prévisible du nombre de malades plusieurs jours, et dans certains cas plusieurs semaines, avant que les appels aux 15 ou le nombre de tests positifs n’augmentent.
Dans l’Hexagone, une situation disparate et inquiétante
« A la fin du mois de juin, la surveillance des eaux usées en Ile-de-France a fourni le premier signal de ce qui allait devenir la deuxième vague », rappelle le Pr Vincent Maréchal, virologue à Sorbonne-Université et cofondateur du programme. Et en novembre, c’est encore une fois des égouts d’Ile-de-France que le premier signal encourageant est venu, après la mise en place du couvre-feu.
« Nous avons donc bâti un réseau de stations d’épuration partenaires, réparties sur tout le territoire, qui commencent à présent à nous remonter les résultats de leurs prélèvements », indique le Pr Yvon Maday, mathématicien et professeur à Sorbonne-Université, à l’origine des modèles qui permettent d’analyser ces données, également co-fondateur d’Obépine. Un projet dans lequel le ministère de la Recherche a engagé 3,5 millions d’euros (auxquels se sont ajoutés des financements de Sorbonne-Université, CNRS, Eau de Paris...) : « Cela nous a paru d’autant plus intéressant que ce type de dispositif pourrait être utilisable plus largement pour la gestion de la santé publique en s’étendant à d’autres maladies infectieuses, comme les gastro-entérites, ou au suivi des bactéries résistantes et de la consommation de drogues », expliquait récemment à L’Express la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, Frédérique Vidal. Et peut-être même, estiment à présent les chercheurs, les pollutions chimiques, les micro-plastiques, etc...
Pour chaque station, les informations seront présentées sous la forme d’un indicateur synthétique, offrant ainsi la possibilité de comparer les tendances entre les différentes localités. Ces chiffres seront mis en ligne, en open-data (données ouvertes) sur le site du réseau Obépine, à partir du lundi 25 janvier. Les données d’une quarantaine de stations seront communiquées dans un premier temps, avant que l’ensemble des 150 stations du réseau ne devienne peu à peu disponible.
Nous en présentons une sélection, qui dessine une photo très disparate de la situation dans l’Hexagone. Avec les mesures de contrôle déjà mises en oeuvre, l’augmentation de la concentration virale dans les eaux usées semble stoppée dans plusieurs agglomérations. Mais les quantités de génomes viraux retrouvées se maintiennent à un niveau élevé : « C’est inquiétant, car cela signifie que les hôpitaux vont continuer à se remplir », analyse le Pr Maréchal, une tension qui pourrait encore s’accroître avec l’émergence de nouveaux variants. Par ailleurs, plusieurs points de vigilance existent là où les concentrations en virus ont recommencé à s’inscrire à la hausse dans les derniers prélèvements, depuis les fêtes de fin d’année, comme à Marseille, Toulouse ou Dijon. Dans quelques zones en revanche, comme à Lille ou Strasbourg, la situation semble s’améliorer.
A l’heure où les variants menacent de faire augmenter fortement le nombre de malades et de décès, ces données intéressent au plus haut point les autorités, et les membres du réseau Obépine multiplient les réunions avec les Agences régionales de santé, les ministères de la santé et de la Recherche, ainsi que les élus locaux. « Avec nos informations, c’est un peu comme si nous avions des jumelles au bord de la mer : nous voyons que la marée commence à monter, et qu’elle sera là dans trois heures. Comprendre la dynamique nous permet d’agir avant d’être noyés », décrypte Yvon Maday. Le degré d’anticipation de l’indicateur varie toutefois selon la situation épidémique, nuance le chercheur : « Quand nous partons d’un niveau très bas, nous voyons la vague arriver de loin. Quand nous sommes à des niveaux très hauts, l’avance en temps par rapport à d’autres indicateurs existe, mais elle est moins importante ».
La capacité à anticiper les changements de tendance ou l’accélération de l’épidémie paraît essentielle dans le contexte actuel. Quand les hôpitaux ne sont pas débordés, les pouvoirs publics éprouvent en effet les plus grandes difficultés à justifier la mise en oeuvre de mesures restrictives supplémentaires pour prévenir l’aggravation de la situation. Trouver comment objectiver la menace, au-delà des seules courbes des modélisateurs, pourrait donc leur faciliter la tâche.
Une nouvelle urgence : la recherche des variants
Un important travail méthodologique a dû être effectué avant d’en arriver à ce résultat. Pour être comparables d’une station à l’autre, les données doivent en effet tenir compte de la pluviométrie, de la population se trouvant la zone (estimée à partir des quantités d’azote trouvées dans les eaux), des rejets industriels et des modes de traitement des eaux. A terme, les chercheurs affichent une ambition plus grande encore : être capables de mesurer en temps réel à la fois la dynamique de l’épidémie, mais aussi son ampleur, c’est-à-dire le nombre de personnes symptomatiques et asymptomatiques infectées à un instant donné. Mais de nombreuses questions scientifiques doivent encore être résolues, à commencer par l’évaluation des quantités de virus excrétées par les asymptomatiques.
En attendant, les autorités ont demandé aux scientifiques d’Obépine une tâche plus urgente encore : trouver le moyen d’évaluer la diffusion des variants dans la population. Un véritable challenge technologique : « Chez les patients, il n’y a qu’une seule souche virale majoritaire. Dans l’environnement, il existe des centaines de milliers de virus qui se mélangent, cela rend l’analyse encore plus complexe », souligne Laurent Moulin, microbiologiste, cofondateur d’Obépine, et responsable R&D du laboratoire d’Eau de Paris. Les scientifiques d’Obépine travaillent aujourd’hui à mettre au point deux méthodologies différentes : des PCR ciblées sur la détection de tel ou tel variant, et la métagénomique. Mais en parallèle, les scientifiques doivent aussi à s’assurer que les variants passent bien dans les selles de la même façon que la souche principale : « C’est probable, mais cela fait partie des questions auxquelles nous allons devoir répondre », avertit Sébastien Wurtzer, virologue à Eau de Paris et cofondateur d’Obépine. La réponse est désormais attendue assez rapidement.
FOCUS : TOULOUSE, LILLE, MARSEILLE... DES DYNAMIQUES EPIDEMIQUES TRES DIFFERENTES
Nice : stabilisation à un niveau très élevé
Les quantité de virus dans les eaux usées se maintiennent à un niveau élevé, mais la remontée amorcée début janvier paraît interrompue. Des signes de ralentissement apparaissent, qui demandent à être confirmés par de prochains prélèvements.
Marseille : accélération de la circulation virale
Le niveau de circulation du virus est très élevé depuis l’automne. On note après une décroissance relative jusqu’à mi-décembre, mais une accélération depuis.
Toulouse : Un point de préoccupation
Le niveau de circulation du virus est important depuis le début de l’automne. Le confinement avait permis d’obtenir une baisse sensible, mais les charges virales détectées dans les eaux usées sont très nettement reparties à la hausse depuis la fin du mois de décembre.
Nantes : stabilisation à un niveau moyen
Après une décroissance liée au confinement, les charges virales se stabilisent autour d’un niveau moyen. La décroissance amorcée à partir de la mi-novembre s’est interrompue.
Strasbourg : net ralentissement, mais qui doit être confirmé
Dans la capitale alsacienne, la tendance est à un ralentissement marqué de la circulation virale depuis début décembre. Un point très bas a été observé lors du dernier prélèvement, mais celui-ci demande encore à être confirmé par de prochains prélèvements.
Nancy : stabilisation à un niveau élevé
La circulation du virus décroit très lentement depuis début décembre, mais les quantités détectées restent encore à un niveau élevé.
Lille : Reflux marqué de la circulation virale
Dans la capitale des Hauts-de-France, les concentrations en virus dans les eaux usées avaient atteints des sommets début novembre. Mais depuis le confinement, la baisse est continue, et la circulation virale atteint à présent des niveaux très bas par rapport aux autres agglomérations pour lesquelles des informations sont disponibles.
Ile de France : un plateau élevé
Les quantités de virus dans les eaux usées en Ile-de-France paraissent pour l’instant stabilisées à un niveau élevé. Les scientifiques du réseau Obépine disent toutefois observer localement des divergences au sein de la région, avec notamment une augmentation de la charge virale dans la moitié est de l’agglomération parisienne.
(1) Laboratoires associés au projet : Sorbonne Université /CNRS/Inserm (virologie médicale, mathématiques-modélisation, hydrologie) ; Eau de Paris (virologie environnementale) ; Université de Lorraine / CNRS (virologie environnementale) ; Université de Clermont-Auvergne (virologie environnementale) ; Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA) (Virologie) ; Service de Santé des Armées (maladies infectieuses, recherche clinique) ; IFREMER Nantes (virologie, milieux côtiers, mollusques).