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Enquête
Un inceste peut-il (vraiment) être consenti ?
Ariane Nicolas publié le 05 février 2021 9 min
Les révélations de Camille Kouchner sur l’inceste dont son frère a été victime suscitent une vague d’émotion médiatique et de « libération de la parole », mais aussi des débats. Christine Angot, elle-même victime d’inceste, a rappelé que le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti avait défendu en 2012 une affaire d’inceste dit « consenti » entre un père et sa fille. Mais cette expression a-t-elle un sens ? L’inceste n’est-il pas, par nature, une forme de violence sexuelle ? Éclairage sur ce croisement de notions, l’inceste et le consentement, au cœur de douloureux débats de société.
« Nous étions amoureuses. » Telle est l’argumentation choisie en 2012 par deux sœurs pour défendre leur père, jugé aux assises pour des viols répétés sur elles depuis leurs 10 ans. L’accusé avait eu un enfant avec l’une d’elles alors qu’elle était majeure, et seule la mère (jugée pour complicité) assurait qu’elles étaient sous emprise. Les avocats du père, en concorde avec la partie civile, avaient plaidé « l’inceste heureux ». L’homme avait écopé d’une peine minimale, deux ans ferme.
L’écrivaine Christine Angot, elle-même victime d’inceste dans son enfance, a rappelé ce procès sur France Inter pour mettre en cause cette idée d’un possible « consentement à l’inceste ». Une telle chose existe-t-elle vraiment ? Un inceste n’est-il pas, par nature, une violence faite à quelqu’un, même consentant en apparence ?
« La sexualité infantile n’a rien à voir avec la sexualité adulte »
L’article 222-31-1 du Code pénal indique que les viols et agressions sexuelles « sont qualifiés d’incestueux » lorsqu’ils sont commis sur un mineur par un parent au premier degré ou son conjoint : père, mère, frère, sœur, oncle, tante, nièce, neveu. Au regard de la loi, ce sont donc uniquement les mineurs qui doivent être mis à l’abri de l’inceste ; contrairement à l’Allemagne ou à l’Italie, la France ne condamne pas deux membres d’une même famille majeurs ayant des rapports sexuels (apparemment) consentis. Si la formulation a été revue en 2016, avec l’introduction du terme « incestueux », le principe de la législation est inchangé depuis 1810.
Il semble loin le temps où des intellectuels comme Foucault, Barthes ou Beauvoir critiquaient cette loi en défendant dans une tribune la liberté sexuelle de l’enfant. Comment en est-on venu à sanctuariser ainsi la sexualité des petits ? « Il y a sans doute eu un moment d’égarement dans les années 1970, avec l’idée qu’il fallait lever tous les interdits, analyse Clotilde Leguil, psychanalyste et autrice de l’ouvrage Céder n’est pas consentir (PUF, à paraître en mars 2021). Car pour la psychanalyse, l’inceste relève toujours d’un traumatisme. Il transgresse ce qui permet à un enfant et à un sujet de se constituer : l’apprentissage de la parole et de la confiance, le fait d’être confronté à des limites par rapport à sa jouissance, la possibilité de s’ouvrir à l’autre. »
Les cas cliniques d’enfants victimes d’inceste indiquent que le traumatisme sexuel peut se manifester jusqu’à très tard chez l’adulte, certains souvenirs ne se manifestant qu’à la faveur d’événements particuliers. La fille aînée de Richard Berry, Coline Berry-Rotjman, qui accuse son père d’agressions sexuelles lorsqu’elle était enfant, assure que c’est lorsque la nouvelle compagne de son père (alors âgé de 64 ans) s’est retrouvée enceinte au même moment qu’elle que le traumatisme a ressurgi : « Ça a explosé pour moi, à ce moment-là. Ça a rejoué quelque chose de totalement incestueux », a-t-elle confié au Monde.
Un des problèmes posés par l’idée d’un consentement des enfants, selon Clotilde Leguil, « c’est l’instrumentalisation de ce consentement au service de la pulsion de l’adulte. La sexualité infantile dont parle Freud n’a rien de commun avec la sexualité adulte. Elle est justement ce qui préfigure le désir à venir qui ne pourra être assumé par l’adolescent que depuis une possibilité de dire ’Je’ et de s’orienter dans une vie amoureuse et sexuelle en dehors de sa famille. » Lorsque la pulsion de l’adulte s’impose à l’enfant, ce dernier « est réduit à l’état d’objet de jouissance, ce qui n’a rien à voir avec le fait d’être sujet d’un désir ». C’est pour cette raison que la rencontre avec l’interdit de l’inceste est constitutive du désir, selon la psychanalyse. « L’enfant découvre que le désir amoureux et sexuel lui permettra de s’ouvrir vers un ailleurs. Un parent qui transgresse cet interdit met en péril le psychisme de l’enfant. »
La traduction juridique de la distinction entre pulsion et désir est délicate. À quel âge se produit-elle ? Une proposition de loi débattue en ce moment au Parlement prévoit de fixer un seuil de non-consentement à 13 ans. Cette mesure criminaliserait automatiquement tout acte sexuel commis avant cet âge. Les jurés n’auraient ainsi plus à établir le non-consentement d’un enfant de moins de 13 ans : cela éviterait par exemple qu’un homme ayant eu un rapport sexuel avec une fille de 11 ans ne ressorte libre du tribunal, comme cela s’est récemment produit. Autre avantage de cette loi, elle éviterait que des affaires de viols sur mineurs ne soient requalifiées en atteinte ou en agression sexuelle (infractions moindres, car ce sont des délits et non des crimes), comme c’est parfois le cas aujourd’hui.
L’impossible « rencontre » avec le parent…
Dans Une Semaine de vacances (Flammarion, 2012), terrifiant récit de l’inceste qu’elle a subi dans sa jeunesse, Christine Angot montre à quel point il est difficile pour un enfant de dire « non » à son père. Lors d’un voyage cauchemardesque dans le sud de la France, la jeune fille est contrainte à des actes sexuels dont on sent, à la lecture, qu’elle les vit de manière totalement dissociée, comme si elle était absente à son propre corps. Tandis que son père ponctue ses viols par d’irréelles déclarations d’amour, elle tente de trouver un subterfuge pour échapper à ses assauts : « Elle projette pour le lendemain matin, pendant le petit déjeuner, au moment où il prendra sa première cigarette, dans la cuisine, de lui demander comme preuve d’amour qu’il n’y ait pas de gestes physiques de toute la journée. » La proposition faite, le père acquiesce. Puis il la viole de nouveau peu après.
Dans sa grande perversité, l’agresseur glisse à sa fille que de toutes les « rencontres » amoureuses qu’il a faites, c’est de loin elle qu’il préfère. Or, relève Clotilde Leguil, il n’y a précisément pas de « rencontre » dans le cas d’un rapport sexuel entre un parent et un enfant, puisque l’adulte est déjà là, de tout temps : « Le désir, c’est l’aventure de la sexualité comme rencontre avec un autre. Cet événement peut comporter des surprises, des jubilations comme des déceptions. Mais il n’y a rien de commun entre ce type de rencontre et “la mauvaise rencontre”, dont parle Lacan, et qui n’est rien d’autre chez lui que le traumatisme. » Les écrits de Christine Angot « mettent en évidence que l’immonde dans l’inceste, c’est aussi une abolition de la rencontre avec l’autre », commente Clotilde Leguil.
…Et la nécessaire possibilité de la rupture
De même que la rencontre, c’est aussi la possibilité de l’adieu qui doit être ouverte dans une relation : la perspective de dire non ne doit pas comporter un tel risque, que la personne ne peut jamais se résoudre à partir. La philosophe Geneviève Fraisse l’explique bien dans son livre Du consentement (Seuil, 2007) : « L’autonomie du consentement se forge dans la dynamique de la séparation. Le consentement individuel s’exprime plus clairement dans le désaccord que dans l’accord. » Lorsque la relation est asymétrique, comme dans le cas de l’inceste parent-enfant, une telle décision est impossible à prendre. Christine Angot, « Victor » Kouchner et tant d’autres perdraient mille fois plus à dire non à leur (beau-)père, qu’eux à les voir déserter. L’enfant est donc piégé.
Mi-janvier, Christine Angot a évoqué l’affaire d’inceste dans lequel deux femmes violées dès leurs 10 ans s’étaient rangées du côté de leur père, jugé pour viols. L’une avait finalement eu un enfant avec lui : un « inceste heureux », plaidait alors Éric Dupond-Moretti, avocat des parties civiles et actuel ministre de la Justice. Ce que l’on a oublié depuis, c’est que la fille qui vivait en concubinage avec son père est peu à peu parvenue à se défaire de son emprise et a décidé de le quitter deux ans après le procès, en 2014. Désaveu intolérable pour l’intéressé : il a finalement pourchassé et assassiné sa fille, ainsi que l’homme chez qui elle avait trouvé refuge. La violence des représailles (ici un meurtre, mais cela peut être des menaces répétées ou un chantage au suicide) souligne la difficulté de se sortir d’une situation aussi dangereuse.
D’un point de vue philosophique, l’inceste indique qu’il n’existe pas de liberté réelle entre deux personnes en situation d’inégalité. L’égalité est la condition de la liberté. Dans la huitième de ses Lettres écrites de la montagne (1764), Rousseau soutient cette idée, d’un point de vue politique : « Il n’y a point de liberté sans lois, ni où quelqu’un est au-dessus des lois : dans l’état même de nature, l’homme n’est libre qu’à la faveur de la loi naturelle qui commande à tous. » Un parent qui transgresse la prohibition de l’inceste se met justement au-dessus des lois, alors même qu’il est censé non seulement respecter mais faire respecter cet interdit. Quelles que soient ses justifications, il empêche donc son enfant d’être véritablement libre.
L’abîme de l’inceste tardif
Il existe également des cas – rares – où l’inceste est consommé lorsque les deux personnes sont adultes. Peut-il alors y avoir consentement ? L’histoire d’Anaïs Nin, femme de lettres du début du XXe siècle qui évoque ses expériences sexuelles dans son journal, pose la question. Du 23 juin au 2 juillet 1933, l’autrice alors âgée de 30 ans et son père ont des rapports sexuels qu’elle juge consentis. Tandis qu’elle couche par écrit que « Père, c’est moi-même », il s’enthousiasme symétriquement : « Tu es la synthèse de toutes les femmes que j’ai aimées. » La jubilation n’est toutefois pas entière. Anaïs Nin, qui a beaucoup souffert de l’absence de son père petite, est consciente de l’ambivalence de son désir : « Le manque d’amour de mon père et son abandon demeurent indélébiles. Pourquoi cela n’a-t-il pas été effacé par toutes les amours que j’ai inspirées depuis lors ? »
Pour Fabienne Giuliani, historienne rattachée à l’EHESS qui a épluché des centaines de dossiers judiciaires liés à des incestes, cet exemple illustre les ambiguïtés de la notion de consentement : « On se demande parfois si ce désir affiché n’est pas une intériorisation de la part des victimes pour soulager la violence qu’elles ont subie depuis toutes petites, explique-t-elle. Il ne faut pas oublier que l’inceste représente, outre une violence sexuelle, de genre et générationnelle, une violence affective : les enfants aiment toujours leurs parents. Ils ne savent pas forcément comment se positionner, y compris une fois devenus adultes. »
Des incestes moins sulfureux que d’autres ?
Reste certaines situations où l’inceste semble davantage toléré. « Il faut distinguer l’inceste parent-enfant et l’inceste entre enfants du même âge, précise ainsi Clotilde Leguil. Ce dernier peut conduire à des interrogations, à partir de fortes angoisses, mais n’engendre pas le même effondrement psychique que lorsque le monde des adultes se fracture et que l’emprise d’un parent instrumentalise l’amour de l’enfant. » Fabienne Giuliani confirme que la justice s’est toujours montrée plus tolérante envers ces cas : « J’ai vu beaucoup d’affaires impliquant des couples frères-sœurs. Sauf exception, ces derniers n’étaient pas jugés pour viols, mais pour infanticide. » D’après le Code civil, les enfants nés de ces unions ne peuvent en effet bénéficier d’une reconnaissance officielle, ce qui a pu conduire à des actes meurtriers.
Depuis 1810, certaines lignes ont donc bougé. Les dispenses de mariage ou de parenté, qui permettent de reconnaître de façon dérogatoire une union ou une naissance proscrite, ne sont plus accordées avec autant de largesse, surtout quand l’écart d’âge est important : « Au XIXe, il existait encore des cas où des beaux-pères demandaient d’épouser leur belle-fille, par exemple. C’était souvent accordé quand des enfants étaient nés de ces unions, pour qu’ils soient reconnus. » Aujourd’hui, la jurisprudence a intégré qu’entre un parent biologique et un parent adoptif, comme entre Olivier Duhamel et « Victor » Kouchner, c’était le même type d’ascendant, et donc la même gravité des faits. En revanche, la jurisprudence évolue en sens inverse pour les relations entre frères et sœurs : en 2017, la justice a reconnu la double filiation d’une fillette de 8 ans née d’un frère et d’une sœur. Une décision exceptionnelle, prise au nom de l’intérêt de l’enfant.
Le fait que le Code pénal autorise de fait certains types d’inceste, tant qu’aucune violence sexuelle n’est commise, jette quelque peu le trouble sur cet interdit millénaire. En Europe, seules la France, l’Espagne et le Portugal sont aussi libérales en la matière. Comme Christine Angot, Clotilde Leguil alerte ainsi sur le risque qu’il y aurait à parler « d’inceste consenti » : « Quand on commence à utiliser ce genre de formules, on brouille totalement le statut fondateur de l’interdit de l’inceste et le traumatisme sexuel et psychique qu’il représente. Adosser ce mot de consentement à l’inceste, c’est une contradiction dans les termes. »