e-traces

Le projet e-traces aborde le Web 2.0 dans le contexte de l’instauration progressive d’une société de la surveillance.

  • Le ministère de l’intérieur a choisi ses drones
    https://www.mediapart.fr/journal/france/020321/le-ministere-de-l-interieur-choisi-ses-drones

    D’après nos informations, Beauvau a décidé de se fournir auprès de sociétés françaises. Mais les aéronefs pourraient être ceux de la marque chinoise DJI, interdits dans plusieurs pays après des soupçons d’espionnage. Mercredi, justement, les sénateurs examinent en commission la proposition de loi « Sécurité globale » qui généralise l’usage des drones par les forces de l’ordre.

    Beauvau a tranché. D’après nos informations, le ministère de l’intérieur, qui avait lancé en avril dernier un marché pour l’achat d’environ 600 drones, a prévu d’attribuer les deux lots principaux à un groupement constitué du vendeur d’armes de chasse Rivolier et de l’entreprise de sécurité-défense Milton-Innovation.

    Les deux sociétés françaises devraient se partager l’essentiel d’un contrat à 4 millions d’euros de fonds publics sur quatre ans. L’objet : la fourniture de 565 « micro-drones du quotidien » et 66 « drones de capacité nationale » à la police et à la gendarmerie nationales. Soit un doublement du nombre d’aéronefs détenus par les forces de l’ordre – 490 à ce jour, d’après le « Livre blanc de la sécurité intérieure ».

    Si les autres entreprises candidates ne déposent aucun recours devant la juridiction administrative, cet accord-cadre pourra être signé dès le 10 mars.

    L’attribution de ce marché intervient alors même que la proposition de loi « Sécurité globale », qui s’apprête à légaliser et généraliser la surveillance par drone, n’a pas été définitivement adoptée. Votée par l’Assemblée nationale à l’automne dernier, elle doit être examinée ce mercredi au Sénat en commission des lois, puis en séance le 16 mars.

    Décrié de toutes parts pour ses atteintes aux libertés individuelles, le texte permet aux forces de l’ordre, dans son article 22, de faire usage de ces aéronefs dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre comme de police judiciaire, alors que le cadre juridique restait très flou jusqu’ici, s’agissant de la collecte de données personnelles notamment.

    En mai 2020, puis en décembre, le Conseil d’État a en effet interdit à la préfecture de police de Paris l’utilisation de ses drones, qu’il s’agisse de faire respecter le confinement ou de surveiller les manifestations.

    Puis, dans la foulée, le 12 janvier, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (le gendarme français des données personnelles) a même sanctionné le ministère de l’intérieur, estimant que ce dernier avait « utilisé de manière illicite des drones équipés de caméras, notamment pour surveiller le respect des mesures de confinement ». La Cnil a enjoint, du même coup, à Beauvau de cesser tout vol jusqu’à ce qu’un cadre normatif l’autorise. Depuis, les aéronefs des forces de l’ordre françaises sont censés être rangés au placard.

    Le choix des fournisseurs retenus par le ministère de l’intérieur interroge par ailleurs la concurrence. Basée dans la Loire, à quelques dizaines de kilomètres au nord de Saint-Étienne, la société Rivolier commercialise principalement des armes et munitions à destination des chasseurs, ainsi que des tonfas, flash-balls et menottes pour les forces de sécurité. En 2003, elle s’est vu attribuer un contrat pour fournir 250 000 pistolets de marque allemande SIG Sauer à la police et à la gendarmerie. Fin 2019, l’entreprise française a remporté un autre contrat du ministère de l’intérieur pour la fourniture de 180 lanceurs de balles de défense.

    « Le grand scoop, c’est la rencontre du drone de surveillance avec un vendeur d’armes, s’insurge un spécialiste du secteur, sous couvert d’anonymat. À quand des drones équipés de grenades lacrymo ? Des drones armés de lanceurs de balles de défense ? Voire des drones armés à balles réelles ? Il n’y a plus qu’un pas à franchir. Et le choix du ministère de l’intérieur en dit long sur ses intentions. »

    L’autre société, Milton-Innovation, fondée en 2017 près de Bordeaux par d’anciens membres des forces spéciales de l’armée française, n’est pas un constructeur de drones mais un distributeur. Peu active sur Internet, l’entreprise a publié plusieurs vidéos sur sa page Facebook faisant la promotion de drones de la marque chinoise DJI (Da-Jiang Innovations). Or ce fabricant, leader mondial du marché, a été blacklisté par les États-Unis ou le Japon, par crainte d’espionnage.

    En juillet 2020, le New York Times indiquait que des chercheurs en cybersécurité avaient identifié une vulnérabilité dans l’application qui contrôle les drones civils DJI. Cette faille permettait de collecter de nombreuses données personnelles, qui pourraient être utilisées par Pékin. Dès janvier 2020, le Département de l’intérieur américain avait annoncé ne plus utiliser les 1 000 drones civils qu’il avait achetés à DJI, craignant que des données sensibles ne soient aspirées. Comme le révélait Mediapart il y a quelques mois, ces modèles équipent déjà la préfecture de police de Paris.

    La France s’apprêterait-elle à acquérir 630 drones chinois ? Questionné par Mediapart, le ministère de l’intérieur n’a pas répondu à cette question, pas plus qu’il n’a souhaité confirmer ou démentir nos informations sur les futurs gagnants du marché public. Également sollicités, ni Rivolier ni Milton-Innovation n’ont retourné nos demandes.

    Certains spécialistes du secteur sont en tout cas persuadés que DJI sera de la partie. C’est le cas de Safe Cluster, association sous tutelle de l’État et de la Région Sud-Provence-Alpes-Côte d’Azur, dont la mission est le développement économique des acteurs français de la sécurité.

    Dans un courrier adressé au ministère de l’intérieur le 22 mai dernier, que Mediapart a pu consulter, le groupement d’entreprises pointait les critères du marché public, qui ne pouvaient conduire, selon lui, qu’à l’achat de drones chinois. « La majorité des remarques portent sur les lots 1 et 2, s’inquiétait l’association dans son analyse de l’appel d’offres, où il ressort que les seules solutions répondant à l’ensemble des spécifications seraient chinoises. »

    Poids inférieur à 1 kg avec batterie, présence de capteurs d’obstacles, installation d’une caméra technique… Pour les industriels signataires du document, dont les Français Parrot ou Delta Drone, les « exigences impératives » du lot 1 de l’appel d’offres auraient avantagé l’entreprise chinoise.

    « Sur le marché, il n’y a que le modèle DJI Mavic Enterprise qui réunit ces trois critères, pointe un salarié de l’une des entreprises signataires de la lettre, sous couvert d’anonymat. Malgré nos demandes, les questions de cybersécurité et de souveraineté nationale ou européenne n’ont pas été prises en compte. » De quoi alimenter encore les discussions parlementaires sur la loi « Sécurité globale ».

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