• La psychiatrie en temps de Covid

    « Enfermer, attacher, injecter, comprimer, détourner, délaisser… »
    Par Sandrine Deloche

    paru dans lundimatin, le 8 mars 2021

    https://lundi.am/La-psychiatrie-en-temps-de-Covid

    Dans cette tribune à la Zola, Sandrine Deloche, médecin pédopsychiatre, exerçant dans le secteur public, nous dresse un tableau chaotique de ce qu’est devenue la psychiatrie en général et celle qui est censée soigner les enfants et les adolescents, en particulier. La covid-19 est un révélateur supplémentaire de l’uberisation de la médecine qui soigne les esprits. Les chèques psy en bois, octroyés par un gouvernement inconséquent sont symptomatiques d’échecs redondants livrant à elle-même toute une génération sacrifiée.
    Face à ce délitement programmé du soin psychique, les praticiens en sont réduits à tenter de préserver des fondamentaux non-négociables.

    Psychiatre pour enfants et adolescents exerçant dans le service public,
    J’accuse le silence des uns et l’inaction des autres.
    J’accuse les pouvoirs publics de regarder, par-dessus l’épaule, la pédopsychiatrie prendre la vague de face, sachant son état défaillant et à l’abandon.
    J’accuse les politiques de garder le petit doigt sur la couture et le regard à l’horizon, ignorant le désastre annoncé par les professionnels en colère, voici des mois voire des années.
    J’accuse de faire vivre aux enfants, aux familles et aux soignants l’impensable, l’intenable.
    Des mois d’attente avant d’être reçu en première consultation pour les uns, des semaines de lutte avant d’obtenir une hospitalisation urgente pour les autres. Des soignants débordés, le cœur chaviré, craquent. Des services saturés de demandes ou désertés par le personnel finissent par se détourner de leurs missions. Tous rognent sur l’éthique du soin, l’hospitalité comme bien commun, comme égalité des chances de notre socle social.
    Enfermer, attacher, injecter, comprimer, détourner, délaisser…Aujourd’hui, une tension extrême règne en psychiatrie. Dans ces lieux de soins, on peut y subir toute forme de violence. Saurions-nous la repérer, la dénoncer ? Devrions-nous assumer de l’endosser ou de la faire subir ? Contenir la violence fait partie du métier, de son quotidien ; cependant les mauvaises conditions actuelles d’exercice fragilisent justement sa contenance, et à contrario favorise son émergence.
    De cette violence partagée, j’accuse d’en être partie prenante malgré moi, sans que rien ne soit fait en face.
    De cette interminable crise politiquement désignée de sanitaire, la 3e vague est bien là. Honteux et bouche cousue, on aurait un peu de mal à la désigner haut et fort de « psy », touchant de plein fouet toute une part de la jeunesse. Une génération au milieu du guet, se débattant avec une conflictualité existentielle et politique inédite. Quels moyens réels, au-delà des effets d’annonce, mettons-nous à sa disposition ? À quelle responsabilité collective, ses maux nous renvoient-ils ? Les chèques « psy » (l’échec psy ?), les plates-formes d’écoute, les-dix-séances-chez-le-psy-remboursées sont des réponses low-cost et insultantes tant pour les patients que pour les praticiens. C’est le déni même de la complexité humaine et ses brisures reléguées à une opération de réparation garagiste fissa et bon marché.

    En psy aussi, la mort rôde et il n’est pas rare de devoir faire face au risque vital et d’être à une heure près pour sauver quelqu’un.
    En psy aussi, on a besoin d’un collectif de soignants pour assurer la réanimation psychique des plus fragiles.
    En psy aussi, on a besoin de temps incompressibles pour guérir, de lieux d’accueil, de lits d’hospitalisation et non de leur fermeture.
    En psy aussi, on a besoin de savoir-faire ultra-complexes, donc coûteux, pour prendre en charge les cas les plus lourds. La technique ne se situe pas dans la machinerie substitutive des corps. Face à la souffrance de l’esprit, ce sont de branchements humains qu’il s’agit de déployer. Un agencement au millimètre afin de fabriquer une fonction de soutien, de rebond, de protection et non de serrage, d’enfermement ou de bâillon.
    En équipe, pour chaque situation rencontrée, il faut inventer du corps clinique, du sens critique, du partage d’expériences, de la contenance plurielle. Cette vitalité constitue une enveloppe malléable permettant d’accueillir avec soin ce qui nous vient. Se tenir à l’écoute, élaborer ensemble une action thérapeutique unique et s’engager sur la durée.
    Le coût de cette réanimation se compte surtout en moyens humains et en temps. Des valeurs sûres, si, articulées à l’engagement, à la formation, à la recherche, aux sciences humaines, elles fondent une position politique du soin.
    Il est peut-être là l’engagement, dans ce qui n’est pas négociable s’agissant de l’exercice du soin psychique, réanimation comprise.
    Premier point non négociable c’est la préservation de la fonction symbolique du langage.
    Le langage est notre instrument, notre mesure. L’objet partagé et partageable afin d’y voir plus clair et se comprendre. C’est la condition d’altérité indispensable à la rencontre thérapeutique.
    Depuis plusieurs années, les « psy » doivent faire face à sa déconstruction. En première ligne, la gente technocratique y contribue largement. Elle cisaille la manière commune de se comprendre et installe méthodiquement une langue machine qui dit, en général, tout le contraire de ce qu’elle exprime. Il s’agit maniement de cette novlangue au-delà des sphères politiques et managériales.
    Depuis 2005, la loi sur le handicap pose l’obligation d’intégrer en milieu scolaire tout enfant relevant d’une situation de handicap. S’est ouvert alors un champ large à cette langue machine, véhiculant en fait la stigmatisation des enfants différents. La souffrance psychique est rabattue du côté du handicap, donc à une fixité d’état. Imperceptiblement en sous-main, il s’agit aussi de changer les pratiques de soin, de faire la peau à la psychanalyse, de fermer des structures d’accueil pour toujours plus d’inclusion. Entendre donc l’envers du propos, plus d’exclusion d’enfants qui ne répondraient pas à la norme.
    Le « virage inclusif », une exemplarité en la matière, n’est pas un tournant qualitatif innovant comme on voudrait nous le faire croire, mais une entreprise d’exclusion des plus fragiles, droite ligne vers une des visions les plus rétrogrades du soin porté aux enfants les plus malades. Car pour parler vrai il s’agit de fermer des instituions sanitaires ou médico-éducatives assurant l’accueil de jour ou de semaine de plusieurs milliers d’enfants qui vont se retrouver dans leur famille avec un « panier de soins », plutôt percé que plein, compte tenu de l’expansion de prises en charge en libéral, exposant les plus démunis à rester au bord de la route.
    Si le doute vous tenaille encore, plongez-vous dans le document officiel du Ségur de la santé, vous y trouverez le maniement de la novlangue et ses gribouillis sur une centaine de pages, témoin du mépris et de la mascarade du moment. Il est emblématique de la pollution langagière exercée sur les institutions publiques telle l’éducation, la justice, la santé. Bien commun républicain faisant là aussi nouage d’un peuple s’il est porté à hauteur de sa valeur symbolique, sans perversion aucune.

    Deuxième point non négociable est la préservation symbolique de la loi et ses interdits fondamentaux, l’inceste, le meurtre et le cannibalisme, fondement des sociétés humaines.
    Là aussi, l’ouvrage craque dans les grandes largeurs. Nous l’entendons chaque jour au travers les maux et les mots que les enfants viennent dire. Le corps d’abord. Il est agité, mais surtout excité, exhibé, médiatisé, convoité, offert plus qu’incarné à la jungle numérique et autres dérives prédatrices. En contrepoint, les conduites alimentaires extrêmes ou anarchiques, les tentatives d’inscription dans la chair tels les scarifications, les brulures, les tatouages, le sexe sale viendraient faire bord et limite sensorielle afin de tenter de circonscrire le désordre de ce corps éparpillé, surexposé, hors de lui.

    La fonction symbolique de la loi est fragilisée également par la perversion exercée sur le langage et le sens des mots. Le numérique, aussi, cédant à toute sorte de commerces, de convoitises, de conditionnement voire d’addiction à l’immédiateté, soustrait l’individu au travail psychique que nécessite l’intériorisation de la loi et ses interdits. En théorie, cette intériorisation, chez l’enfant passe par un stade de renoncement. Celui de ses pulsions premières, de ses désirs œdipiens. Il doit leur trouver un destin ajusté au principe de réalité, interdits compris. Il s’agit là d’un travail psychique hautement structurant car inventif et s’appuyant sur la fonction symbolique du langage, lui permettant plus tard de penser par soi-même, d’exercer sa capacité de jugement au contact du monde adulte, de son état, et de l’usage que les grands font de la parole.

    La pédopsychiatrie, celle qui se réfère à la psychanalyse, préserve un espace de parole où s’exerce la capacité de penser par soi-même. Parler, penser son monde interne soutient le souci de soi, non pas exploitable par le système mais constructif, afin d’acquérir une liberté d’action la moins bancale, la plus harmonieuse. Ceci demande du temps, un temps horloger pas toujours conforme aux diktats neuro-scientistes normatifs très répandus dans les ministères. Pas toujours raccord non plus avec les technostructures qui enserrent le soin, citons les M.D.P.H [1] et leurs lois. Sésames devenus obligatoires, elles gèrent non seulement les orientations de soins pour les enfants en situation de handicap, mais aussi elles imposent leurs décisions aux structures d’accueil. Elles usent et abusent d’une temporalité mécaniciste, réduisant la chose qui nous occupe à de la paperasse en pagaille. Dans l’univers kafkaïen, cadre législatif compris, de ces « maisons », un détail ne gène personne : l’orientations thérapeutique est actée sans jamais rencontrer le patient. Chaque situation se résume à un dossier à trier, à coter, à orienter, à classer. « Au suivant ! », annonçant le règne des plates-formes de tri des enfants à problèmes.

    Troisième et dernier point non négociable est la préservation des libertés individuelles pour chacun, patient comme praticien. Ces temps derniers, un air saturé de servitude volontaire d’une part quant aux comptes que nous aurions, nous soignants, à rendre au nom du tout sécuritaire, et d’autre part de la réduction des libertés fondamentales pour certains patients « sensibles » comme pour des soignants trop expansifs, hors des murs hospitaliers, me fait me boucher le nez. Sans parler du très récent fichier national de « personnes ayant des activités susceptibles de porter atteinte à la sécurité publique et à la sureté de l’État » en y introduisant les « données de santé révélant une dangerosité particulière ». Au prix d’une infantilisation outrancière des « psy » s’agissant de protocoles et de bonnes pratiques, la très Haute Autorité de la Santé et les Agences Régionales de Santé dictent aux soignants ce qu’ils doivent faire ou surtout ne pas faire. Une organisation hors sol qui a largement déraillé à partir du 16 mars 2020, nous donnant l’ordre de ne plus recevoir les enfants malades dans les lieux de soins et démasquant au passage leur incompétence bouffonne. Comment admettre une telle ineptie ! Comme si on pouvait se passer des soins psychiques délivrés pour certains, chaque jour durant, pour pouvoir vivre.
    J’accuse cette injonction passée sous silence qui a privé des enfants de soins des mois durant dans l’indifférence générale du printemps balcons et casseroles 2020.

    Sandrine Deloche, médecin pédopsychiatre. Membre du collectif des 39 et du Printemps de la psychiatrie. 28 février 2021

    [1] MDPH : Maison départementale des personnes en situation de handicap. Issu de la loi de 2005.

    #psychiatrie #pédopsychiatrie #j'accuse