• Intellectuels de tous les pays, dé-trumpez-vous !

    La détestation que tentent de susciter les penseurs conservateurs envers les concepts critiques de #genre, #race ou d’#intersectionnalité est l’écho direct de la politique de Trump dont l’administration a combattu les « #gender_studies ».

    Il est amusant de voir converger le #sensationnalisme des médias et les éructations de leurs « #intellectuels » attitrés, fixés sur une série de mots-clés : #gender, #woke, intersectionnalité, #décolonial, #race… Mais ce sont aujourd’hui des mots vides qu’on agite, les mêmes sur les couvertures des magazines ou tabloïds et dans les chroniques ou tribunes. #Luc_Ferry dénonce « l’#écoféminisme » allié à « l’#islamo-gauchisme » « pour former la ”#cancel-culture-woke” ». #Isabelle_Barbéris accuse les #recherches sur le genre et l’intersectionnalité d’être des « #pseudo-sciences », mais serait bien en peine de donner des arguments scientifiques en ce sens. Les mêmes dénoncent la « #chape_de_plomb » et l’atteinte aux #libertés que constituerait l’existence même de recherches d’universitaires qui, de leur côté, n’ont jamais empêché leurs collègues de mener les leurs.

    Alors pourquoi une certaine génération d’intellectuels, que l’on a beaucoup entendue ces derniers temps, se sent-elle menacée ? Si on écarte la thèse des pathologies mentales engendrées par la pandémie – que révèlent, entre autres, les bagarres autrement plus graves entre bandes de jeunes –, on peut analyser cela en termes de stratégies de #pouvoir_académique. Nous assistons à la #radicalisation d’attitudes que les spécialistes du domaine du genre ont connue de longue date : la volonté politique de #déconsidérer, et si possible de #criminaliser, des recherches qui sont largement développées et légitimes ailleurs, par exemple en accusant ladite « théorie du genre » de ne pas être scientifique – en dépit du fait rappelé dans le journal du CNRS qu’il s’agissait de thématiques de recherche reconnues dans les programmes de l’Union européenne, et développées également dans les sciences « dures ».

    De fait, ces thèmes ont toujours été honnis par l’#extrême_droite, et les chercheurs qui s’y investissent sont régulièrement la cible des sites, médias, militants de cette obédience. Mais l’attaque du gouvernement est une #radicalisation_électoraliste qui permet à des figures opportunistes d’essayer de reprendre pied dans le milieu universitaire resté relativement imperméable aux idées d’extrême droite. La réaction quasi unanime aux déclarations polémiques des ministres #Vidal et #Blanquer (demande de démission de Vidal signée par 24 000 universitaires) est une preuve de plus de cette difficulté que rencontre cette partie ultraréactionnaire du monde intellectuel, qui a une place bien installée dans les médias, et a clairement l’oreille du pouvoir… mais ne domine pas vraiment dans les #universités ni dans les organismes de #recherche. Ce petit milieu s’est senti pousser des ailes lorsque le #pouvoir_politique a repris les idées de l’extrême droite et son agenda classique, la #chasse_aux_intellectuels qui travaillent sur le genre, la race, le #décolonial.

    Mais le mouvement reste limité : les signataires de tribunes dénonçant l’« islamo-gauchisme » qui gangrène les universités en lien bien sûr avec le « gender », sont en réalité éloignés du #monde_académique – retraités, bénéficiaires de positions protégées dans des institutions où ils n’enseignent pas ou peu, au rayonnement très faible dans la recherche. Leur seule chance d’exister dans un monde universitaire internationalisé est donc de déconsidérer leurs collègues pour tenter de les priver de ressources, par exemple en manipulant les outils d’évaluation ; d’où leur nouvel intérêt pour le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres), institution dont le gouvernement a récemment pris le contrôle direct.

    Tout cela au nom de la défense du « #pluralisme ».

    Ce croisement fétide entre enjeux intellectuels et politicards n’a pas lieu par hasard. Les concepts de genre, de race et d’intersectionnalité ont été forgés dans et par de nouveaux #mouvements_sociaux et dans l’#activisme (1) qui a permis de mettre en avant de nouvelles catégories d’#oppression. Ce sont des concepts critiques, des outils qui servent à voir et analyser les #inégalités présentes dans les sociétés contemporaines. Ce qui en fait des concepts perturbants pour la pensée ultraconservatrice, qui les a constamment ciblées. Les recherches sur l’intersectionnalité ont fait voir des formes extrêmes de #discrimination et de #vulnérabilité sociales : celles subies par les femmes noires aux Etats-Unis et apparues au grand jour avec la pandémie.

    La détestation « animale » que tentent de susciter les penseurs ultraconservateurs envers les mots même de genre, race… est l’écho direct de la politique de Trump. David Chavalarias, dans un remarquable article synthétisant l’étude quantitative de la diffusion du terme « islamo-gauchisme » sur Internet et les réseaux sociaux, note que ce vocable y a été remobilisé par le gouvernement suivant les méthodes de l’#altright trumpiste (de #Steve_Bannon), de façon à déconsidérer simultanément des recherches… et des #mouvements_émancipateurs. Ce que proposent nos ministres français s’apparente au programme « éducatif » de #Trump dont l’administration a combattu les gender studies et interdit l’usage des mots tels « #fœtus » et « #transgenre » dans les institutions de santé. Trump avait créé une commission pour promouvoir « l’#éducation_patriotique » et revenir sur l’histoire de l’#esclavage, « dangereuse et erronée » selon lui. Il dénonçait, digne précurseur de nos génies nationaux, la « théorie raciale » et les études afro-américaines. Sa secrétaire à l’éducation #Betsy_DeVos avait engagé une réécriture des #manuels_d’histoire pour glorifier le passé esclavagiste et promouvoir une nouvelle version de l’#histoire des Noirs, contre les « #radicalo-gauchistes ».

    Trump voulait ainsi consolider sa politique et son discours sexistes et racistes. Et l’on sait que la mobilisation des minorités a été essentielle dans la récente élection présidentielle. Sans les activistes, Biden ne l’aurait jamais emporté par plus de 7 millions de voix d’écart sur Trump. C’est bien par une prise de conscience – ce qu’on appelle, ici avec dérision, le woke – des injustices, parfois mortelles, que promouvait et créait sa politique que la catastrophe a été évitée. Une majorité des citoyens américains a ainsi su s’appuyer sur une culture minoritaire, dans un contexte de pandémie où beaucoup plus de citoyens ont pu participer au vote.

    L’enjeu désormais en Amérique est de préserver cet acquis, contre les tentatives actuelles des républicains de réduire l’accès au vote, seul moyen qu’ils parviennent à envisager pour accéder au pouvoir. En #France aussi, ce sont les nouvelles générations, d’étudiants et de lycéens, eux-mêmes plus sensibles aux #injustices_sociales et au #racisme déguisés en « #laïcité » (2), qui redonnent espoir, contre tous ceux, intellectuels comme politiques, qui veulent les priver des moyens de connaissance et d’accès aux nouvelles idées qui ont pu aider à la victoire de Biden. Le woke, qu’on veut nous présenter comme une nouvelle dictature, c’est l’éveil de cette force, et la meilleure protection de la #démocratie.

    (1) Voir Albert Ogien, Politiques de l’activisme, sous presse.

    (2) Voir l’enquête sur la laïcité.

    https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/intellectuels-de-tous-les-pays-de-trumpez-vous-20210312_W6BYMYYMSZDIHBAO7

    #Sandra_Laugier