• Kervasdoué – Covid : les lacunes d’une comptabilité macabre - Le Point
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    CHRONIQUE. Alors que le Covid continue de sévir, il est essentiel de pouvoir compter les morts. L’affaire, complexe, illustre nos faiblesses en santé publique.

    Alors que depuis un an sévit l’épidémie de Sars-CoV-2, il est plus que jamais essentiel de compter les morts et de savoir où et pourquoi nos compatriotes ont quitté cette Terre. Ce thème n’est pas d’une franche gaieté, mais il est passionnant car, lui aussi, illustre les faiblesses structurelles de la France en santé publique.

    De nouveau, dans ce domaine, l’incurie bricolante que nous allons analyser ne date pas d’hier. Ainsi, de 1994 à 2007, j’ai présidé la formation Santé, protection sociale du Conseil national de l’information statistique (Cnis). Cette belle institution, créée sous la IVe République, analyse et propose au gouvernement, après consultation des partenaires sociaux, les grandes enquêtes à partir desquelles se construiront les politiques de l’État. Il est peu de dire que nos recommandations étaient alors peu suivies et qu’en treize ans aucun conseiller ministériel ne m’a appelé, et mes remarques impatientes, voire acerbes, se sont entassées dans les archives ministérielles. L’État réglemente les autres (69 086 pages de réglementation en 2020), mais ne se gère pas lui-même, les statistiques laborieusement constituées pour suivre l’épidémie l’illustrent.

    Le destin chahuté du volet médical
    Quand une personne meurt, un médecin doit constater son décès et remplir un certificat qui comporte deux volets : un volet d’état civil et un volet médical. Ce certificat de décès accompagne la déclaration de décès qui doit être déposée à la mairie de résidence du défunt en moins de 24 heures. Si la personne est née à l’étranger, ce document doit être envoyé à Nantes, au service d’état civil qui relève du ministère des Affaires étrangères. Le premier volet sera ensuite transmis par la commune à l’Insee dans la semaine, mais cette directive n’est pas toujours suivie, aussi l’intégration dans la base de décès prend un temps… incertain. L’Insee ne les enregistre que onze jours plus tard, mais, comme il le fait pour la plupart des statistiques diffusées, indique que ces données sont provisoires pendant plusieurs mois, ce qui permet d’attendre les retardataires et de compléter le recueil d’informations avant de les traiter.

    Le volet médical suit un tout autre chemin qui, jusqu’à l’épidémie de Covid, prenait en moyenne… quatre ans (oui, quatre années !) avant d’être exploité. Cette partie du document est en effet envoyée aujourd’hui au centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDc) de l’Inserm. À partir de la description rédigée par le médecin certificateur, description en texte libre, plus ou moins précise donc, un codeur s’appuyant sur les directives données par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) va classer la « cause initiale de décès ». Inutile de préciser que quand le médecin ne sait pas trop ce qui a causé la mort, il privilégie les maladies cardiaques : chez tous les morts, le cœur s’est, en effet, arrêté… De surcroît, en France, on pratique très peu d’autopsies ; pourtant la cause réelle de décès révélée par l’autopsie et la cause « certifiée » de l’acte de décès divergent souvent. Il y a un demi-siècle, ma thèse de doctorat montrait cependant, sans ambiguïté, que, dans les hôpitaux américains, le taux d’autopsie est un très bon indicateur de la qualité des soins ! Toute institution apprend de ses erreurs, fussent-elles fatales.

    Nouvelle donne
    Survient l’épidémie, il est alors demandé aux personnes qui réalisent le codage d’oublier 2017, 2018 et 2019 (qui attendent donc toujours) pour coder les remontées de 2020 afin d’identifier les morts du Covid. Cette instruction s’applique aux dossiers « papier » qui remontent des communes (70 %), comme aux dossiers électroniques (30 %) transmis par des médecins. Du fait du petit nombre de codeurs, les données sont traitées, encore aujourd’hui, avec quatre mois de retard malgré l’urgence ; ainsi, en mars 2021, on dispose de 93 % des données d’octobre 2020. L’Inserm classe « Covid » tous les décès dont le certificat contient ce mot, donc aussi bien les morts « du » que les morts « avec » le virus. Du fait de ces délais, ils ne sont pas comptés dans les publications quotidiennes de Santé publique France, qui se limite aux institutions médicales (hôpitaux et cliniques) et médico-sociales : Ehpad et autres institutions médico-sociales (EMS). Les décès à domicile, sur la voie publique ou non spécifiés sont en proportion heureusement peu nombreux : de l’ordre de 1 %.

    Pour les hôpitaux, le ministère de la Santé utilise une procédure créée à l’occasion des attentats de 2015 : le système SI-VIC. L’hôpital ne déclare dans ce cas que le décès Covid pour les seuls patients ayant eu un test détectant le virus ou un scanneur qui a signé sa présence. Aucune autre information médicale n’est transmise. On ne distingue donc pas les patients admis pour traiter l’infection de ceux qui l’ont été pour une autre cause (cancer, maladie cardiaque…) et sont néanmoins porteurs du virus au moment du décès. En outre, si le système semble recueillir la quasi-totalité des données pour les patients traités en court séjour, il semble moins proche de l’exhaustivité pour les autres types d’hospitalisation (psychiatrie, soins de suite…), il est vrai moins nombreux.

    Pour les Ehpad et les EMS, la règle est différente et suit une procédure conçue en 2017 et mise à jour en mars 2020. Il s’agit du « portail de signalement des effets indésirables » dans ces institutions. En 2020, les remontées par paquets (batch) ont d’abord été mensuelles, puis hebdomadaires et enfin, depuis six mois, bihebdomadaires. Cette remontée discontinue a un impact évident sur les statistiques journalières, il ne faut donc considérer que les moyennes mobiles glissantes sur une semaine. Soulignons que dans ce cas, comme pour le CépiDc, mais contrairement aux hôpitaux, on additionne les décès avec présence confirmée du Covid et décès avec suspicion de Covid.

    Enfin, le système statistique pour le passage aux urgences est encore différent. Les données sont remontées par le réseau Oscour ( ! ! !) créé en 2004. Il couvre 93 % des urgences et additionne : réanimation, soins intensifs et surveillance continue. Ce n’est donc pas la seule réanimation au sens strict.

    Je ferai grâce au lecteur des différences de dates (date du décès ou date d’inclusion dans la base), et de l’imprécision du lieu de décès, utilisés par ces différentes sources de données et renvoie le lecteur intéressé au blog d’Odile Fillot et à ses analyses de grande qualité.

    Système obsolète
    De cette description on peut en déduire que si la surmortalité constatée certains mois de 2020 et de 2021, comparée aux mêmes mois des années antérieures, est bien réelle, elle ne reflète cependant pas les seuls décès liés au Covid, ne fût-ce qu’en raison de la déprogrammation de certaines interventions mise en place en période de tension des services de réanimation. Par ailleurs, il existe des facteurs « autres » qui ont contribué à la baisse de la mortalité du fait du confinement, il y a par exemple moins d’accidents de la route et moins d’autres maladies infectieuses du fait de la plus grande hygiène due aux gestes barrières. Si le système bricolé permet de suivre les décès dus à l’épidémie pour l’hôpital, ou associés au virus dans les Ehpad et les EMS, on ne peut pas dire grand-chose des décès qui ont eu lieu ailleurs, même si l’on estime qu’ils sont peu nombreux, nous l’avons vu. En outre, le comptage n’est pas exhaustif, il ne suit pas au jour le jour les décès, les modes de dénombrement varient, la résidence du décédé (essentielle pour tracer le virus) n’est pas toujours bien renseignée…

    On peut donc se demander pourquoi le système informatisé conçu après la canicule de 2003 a mis quatre ans avant d’exister (2007) et ne touche encore que 30 % des décès en 2021. La réponse est simple : jusqu’à l’épidémie, la santé publique intéressait peu de gens, sauf quand il s’agissait de tenter de mesurer les prétendus décès liés aux pesticides, au glyphosate, voire à la pollution atmosphérique dont on peut douter de la précision, notamment après avoir décrit la manière d’analyser les causes médicales de décès. En outre, et surtout, cela fatigue les services. Ce sujet structurel n’est pas une urgence, or l’urgent, aujourd’hui plus que jamais, chasse l’important.
    Rendez-vous compte qu’il faut réunir les services statistiques du ministère de l’Intérieur qui a la tutelle des communes, du ministère des Affaires étrangères qui gère les personnes nées à l’étranger, du ministère de l’Économie qui a la tutelle de l’Insee et celui des services fiscaux, du ministère de la Justice qui a la tutelle des notaires et, bien entendu, du ministère de la Santé. De surcroît, une procédure informatisée imposerait aux communes de modifier leur logiciel du service d’état civil ; l’Assurance maladie devrait trouver un moyen d’indemniser les médecins pour cette tâche citoyenne ; le ministère de la Santé devrait concevoir et tester un algorithme d’aide au codage pour enregistrer la cause de décès et ses facteurs associés ; il faudrait accroître le budget de l’Inserm ; lancer un contrôle qualité en favorisant et payant correctement les autopsies, ce qui n’est pas le cas…

    Prudence
    Si la France et ses ingénieurs ont réussi dans les siècles passés à construire des infrastructures remarquables de génie civil, les infrastructures du vingt et unième siècle – qui sont aussi celles des bases de données – ont été négligées, voire abandonnées, or il est urgent d’informatiser la totalité des certificats de décès et, ce faisant, d’aider les médecins à en améliorer la qualité en fournissant des informations plus précises. Mais l’État, en dehors du secteur de la Défense, investit très peu. Start-up Nation ?

    Pour terminer de façon moins déprimante, la France n’est pas la seule nation à constater les carences de son système statistique. Si la Belgique a un système exhaustif et rigoureux, l’Allemagne ne déclare que les cas confirmés par les tests de laboratoire ; la méthode de comptage des États-Unis varie avec l’état de l’Union ; l’Espagne ne compte pas l’essentiel des décès en Ehpad ou en EMS ; le Royaume-Uni a certes progressivement mis de l’ordre dans son comptage, mais exclut toujours de classer « Covid » les patients quand ils décèdent vingt-huit jours après un test PCR positif… Personne n’est parfait et on ne peut donc qu’être très prudent quand on se lance dans des comparaisons internationales.