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récoltes et semailles

  • Dingue tout de même ce qui s’est passé pour évincer Nonna Mayer de la présidence de la FNSP. Elle se défend ici dans une tribune.
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/05/06/nonna-mayer-ceux-qui-m-attaquent-ne-respectent-pas-les-regles-du-debat-unive

    Affublée de l’étiquette d’islamo-gauchiste alors qu’elle était en lice pour la présidence de la Fondation nationale des sciences politiques, la politiste Nonna Mayer revient dans une tribune au « Monde » sur ses recherches, notamment sur l’antisémitisme, et appelle à lutter contre les préjugés minant la société française

    Tribune. Tout chercheur travaillant sur les préjugés envers l’Islam et les musulmans en France court désormais le risque de se voir accoler l’étiquette infamante « d’islamo- gauchiste ». Un terme confus, polémique, aux effets délétères.

    Le 11 mars, la veille de mon audition par le Comité de recherche formé par Louis Schweitzer pour examiner les candidatures à la présidence de la Fondation nationale des sciences politiques, un billet non signé sur le site de l’Observatoire du décolonialisme m’accusait pêle-mêle : d’avoir introduit le terme « islamophobie » à la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), de lui donner « une caution scientifique », de reprendre mot à mot la définition de feu le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), de mettre sur un pied d’égalité préjugés antisémites et islamophobes, de confondre critique légitime de la religion et attaque contre des croyants, d’importer des théories douteuses sur le genre, la race, l’intersectionnalité.

    Ce texte, au demeurant truffé d’erreurs et de contrevérités, était à l’évidence destiné à délégitimer ma candidature, et à promouvoir celle de Pascal Perrineau, présenté comme « un universitaire » défendant le « camp républicain » et handicapé par sa qualité de « mâle blanc de plus de 50 ans ». D’autres articles ont suivi, stigmatisant la démarche « militante » du sondage annuel sur le racisme de la CNCDH et des chercheurs qui l’analysent, dont je suis.

    Le dernier en date, sous la plume de Pascal Perrineau, m’associe dans une note de bas de page avec Vincent Tiberj à une « mouvance islamo-gauchiste » pour qui l’islamophobie aurait historiquement remplacé l’antisémitisme en Europe.

    Cette campagne, complaisamment relayée par certains médias (voir l’interview le 15 mars du fondateur de l’Observatoire, Xavier-Laurent Salvador, sur le site de L’Express) est grave. Elle met en cause mon intégrité scientifique. Elle vise à discréditer les travaux que je mène sur le racisme et l’antisémitisme depuis trente ans, ceux de la CNCDH, et de l’équipe de chercheurs avec qui j’analyse son enquête annuelle sur le racisme. Le temps est venu de réfuter ces accusations malveillantes. (…)

    • Je n’ai pas introduit le terme d’islamophobie à la CNCDH. Je n’en faisais pas encore partie quand, en 2013, elle engage en interne une réflexion collective sur le sens et l’usage d’un terme qui se diffuse depuis les années 2000, suite au rapport du think tank britannique Runnymede Trust. A l’issue de ce débat, la CNCDH s’est prononcée à la majorité pour l’usage du terme d’« islamophobie » défini comme « attitude d’hostilité systématique envers les musulmans, les personnes perçues comme telles et/ou envers l’islam ».

      Cette définition n’est pas inspirée par le CCIF mais par les travaux pionniers sur le préjugé du psychologue américain Gordon Allport (The Nature of Prejudice, 1954). Le terme s’est généralisé dans les sciences sociales. Elisabeth Ivarsflaten et Paul Sniderman – deux professeurs mondialement reconnus, peu suspects « d’islamo gauchisme » – l’utilisent sans complexe dans leur dernier livre sur l’acceptation des minorités musulmanes en Europe et aux Etats-Unis (The Struggle for Inclusion. Muslim minorities and the democratic ethos, University of Chicago Press, 2021).

      La critique de fond adressée à ce terme est qu’il mêlerait la « phobie » de la religion musulmane et celle de ses croyants. Il interdirait de critiquer l’islam, sous peine d’être taxé de racisme anti musulman. Mais quel serait le bon terme ? L’expression n’est sans doute pas très heureuse. Le suffixe de « phobie » évoque une peur démesurée et irrationnelle, voire des troubles psychopathologiques.

      Mais il en va de même pour les concepts de judéophobie, négrophobie, romaphobie ou homophobie, pourtant entrés dans les mœurs. Celui d’antisémitisme, qui englobe étymologiquement tous les Sémites, est tout aussi insatisfaisant pour décrire l’hostilité envers les seuls juifs. Comme le souligne Pierre-André Taguieff, « remplacer “islamophobie”, jugé trop connoté, par “racisme antimusulman” ou “musulmanophobie” ne changerait rien. Ces expressions seraient exploitées par les mêmes milieux islamistes avec les mêmes objectifs » (« Petites leçons pour éviter tout amalgame », lemonde.fr).

      J’emploie ce terme dans mes recherches sans arrière-pensée, pour désigner l’aversion envers l’islam et/ou les musulmans. Mais il est rare de critiquer une religion, sur des bases philosophiques ou éthiques, en faisant abstraction des hommes et des femmes qui s’en réclament. Ce sont les enquêtés pour qui l’islam et ses pratiques font problème, même invisibles dans l’espace public (prières, jeûne du Ramadan, interdits alimentaires), qui ont le plus de préjugés envers les musulmans et plus largement les immigrés. Et loin de s’enraciner dans les valeurs « républicaines » que menacerait un islam intolérant, les critiques les plus fortes viennent des moins attachés à la laïcité, des moins enclins à défendre les droits des femmes et des minorités sexuelles.
      Me voir reprocher d’accorder dans mes travaux plus d’importance à l’islamophobie qu’à l’antisémitisme et d’être indifférente au fait qu’on tue des juifs en Europe m’est intolérable, alors qu’une partie de ma famille paternelle a été exterminée à Auschwitz. Les mutations de l’antisémitisme sont au cœur de mes travaux sur les préjugés depuis vingt ans. J’ai montré que les violences antisémites en France ont explosé en 2000 après la seconde Intifada, les plus meurtrières étant commises au nom du jihad, à l’école juive Ozar Hatorah de Toulouse en 2012 (4 morts), à l’Hyper Cacher en 2015 (4 morts).

      Je souligne toutefois plusieurs paradoxes (« Permanences et renouveau de l’antisémitisme en France », dans Race et racisme, Le Seuil, 2020). Les opinions ne suivent pas la même logique que les comportements. Les violences à l’égard des juifs ont suscité en retour indignation et compassion. C’est depuis 2000 que l’image des juifs de France s’améliore sur notre indice de tolérance, jusqu’à devenir la minorité la mieux considérée.

      Mais les préjugés multiséculaires associant les juifs à l’argent et au pouvoir n’ont pas disparu pour autant et ils peuvent encore tuer : c’est en leur nom qu’Ilan Halimi, en 2006, a été kidnappé et torturé à mort, parce que « les juifs ont de l’argent ». Ce sont ces vieux préjugés qui structurent le champ des opinions antisémites en France aujourd’hui, plus que le « nouvel antisémitisme » animé par la critique d’Israël et du sionisme. Si les violences antijuifs sont effectivement attisées par le conflit israélo-palestinien, l’opinion dans sa majorité y est plutôt indifférente, rejetant ses protagonistes dos à dos.

      Ce n’est pas minimiser l’antisémitisme, encore moins nier sa spécificité et celle de la Shoah, que de comparer ce préjugé aux autres, pour mieux le combattre. D’observer que l’hostilité aux juifs s’étend souvent à d’autres minorités, dans un même réflexe « ethnocentriste » rejetant « des manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères » (Claude Levi-Strauss, Race et histoire, Gallimard, 1952).

      De voir que ces préjugés, au-delà de leurs différences, ont des origines communes, à commencer par l’ignorance, reflétant « la raison des sots » (Voltaire). Qu’en France comme dans toute l’Europe les juifs sont mieux acceptés que les musulmans, qui eux-mêmes le sont beaucoup plus que les Roms, partout les moins aimés.

      Un profond malaise identitaire

      Qu’est-ce enfin que « l’islamo-gauchisme » ? Quand Pierre-André Taguieff (La Nouvelle judéophobie, Mille et Une Nuits, 2002) lance l’expression pour décrire les convergences entre groupuscules militants antisionistes d’extrême gauche et islamistes défendant la cause palestinienne, elle a un sens précis.

      Mais son dernier livre (Liaisons dangereuses. Islamo-nazisme, islamo-gauchisme, Hermann, 120 p., 14 €) en a tellement élargi le champ qu’il rend les contours de cette mouvance militante insaisissables et fait de l’islamo-gauchisme un fourre-tout idéologique, où voisinent « victimisme pro islamique », décolonialisme, racialisme, intersectionnalité et féminisme « misandre » (sexiste, utilisant la « théorie du genre » pour inciter « à la haine du mâle blanc hétéro »).
      L’approche, plus polémique que scientifique, traduit surtout un profond malaise identitaire face à une société multiculturelle où les femmes, les LGBT, les minorités ethniques et religieuses cherchent à faire entendre leur voix, et où les travaux des sciences sociales montrent que les inégalités liées au genre et à l’origine se combinent avec celles que découpe la classe, le diplôme, le revenu. C’est cela l’intersectionnalité, une méthode courante consistant à croiser les facteurs explicatifs, rien d’autre !

      Les nouveaux inquisiteurs

      Ceux qui m’attaquent ne respectent pas les règles du débat universitaire, celles d’un échange serein, d’arguments rationnels, étayés par des faits. Leur combat est politique. Il s’inscrit dans le droit fil des propos du ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, et de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Frédérique Vidal, dénonçant à des fins électorales les « ravages » d’un « islamo-gauchisme » qui « gangrènerait » l’université. Ces nouveaux inquisiteurs mènent une chasse aux sorcières. Ils feraient mieux de lutter contre les préjugés bien réels qui minent la société française, quels que soient les mots utilisés pour les décrire.