• Réflexions sur la grève des livreurs Uber Eats à Boulogne-sur-mer |
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    Pour une certaine fraction de la population urbaine, le désir de se faire livrer à domicile un repas préparé relève d’un acte anodin. Pourtant, à y regarder de près, ce geste simple s’inscrit au carrefour de multiples phénomènes qui en quelques années ont encore accentué l’emprise de la marchandise sur notre existence : exacerbation de l’individualisme, repli et isolement sur la sphère domestique elle-même toujours plus réduite et colonisée par les technologies virtuelles(1), tyrannie du temps mesuré, dépossession des savoirs et savoirs faire … 

    Ce glissement porte un éclairage pénétrant sur une époque dans laquelle la reproduction est devenue de par son élargissement une production capitaliste à part entière. En l’absence de promesses de profits escomptés grâce aux activités de l’industrie manufacturière, une frange du patronat à l’affût de gains instantanés bricole et recycle. Ainsi l’hybridation de la bicyclette et du calculateur numérique, du muscle, de la sueur et de l’immatérialité digitale jette une lumière crue sur la réalité d’un capitalisme de plateforme qui se pare des atours de l’hypermodernité et de la cool attitude. 

    des revendications ambivalentes

    Dans le courant du mois de mars les livreurs boulonnais de la plateforme Uber Eats se sont mis en grève. Aux revendications mettant en cause leurs conditions d’exploitation, ils ajoutaient celle de l’arrêt du recrutement estimant que le nombre de livreurs était trop important pour la masse de travail à se partager.

     A elle seule, cette exigence pointe une ambivalence, celle de la représentation que se font ces grévistes de la position qu’ils tiennent dans les rapports de production et par conséquent de la nature de la revendication particulière qu’ils formulent. Vouloir refermer la porte derrière soi afin de se maintenir dans une situation, aussi vulnérable soit-elle, n’est en rien exceptionnel. Depuis ses origines, l’histoire du mouvement ouvrier est ponctuée d’épisodes comparables. La plupart d’entre eux révèlent la faiblesse de la position qu’occupent les prolétaires à un moment précis au coeur du rapport de force qui les oppose au patronat. Néanmoins, espérer nouer une alliance contre nature, même ponctuelle revient à se laisser déposséder du peu de contrôle dont on dispose et ouvre à coup sûr la voie à des renoncements plus préjudiciables encore.

    derrière le miroir aux alouettes 

    Illusionnés, peut-être, par leur statut juridique « d’indépendants » ou par la dissimulation de la figure patronale derrière les catégories du droit, les livreurs boulonnais estiment sans doute avoir leur mot à dire quant à la marche des affaires de leur employeur californien ; avec l’arrivée sur le port d’un nouveau donneur d’ordre, le londonien Deliveroo, nul doute que l’ambiguïté sera rapidement levée et la place occupée par chacune des deux parties en présence s’en trouvera parfaitement établie. 

    Que ce soit à Boulogne-sur-mer ou ailleurs, le recrutement massif des débuts n’aura été qu’un épisode transitoire momentanément amplifié par le confinement. Le nombre de livreurs en sureffectif accompagne désormais l’activité de ce secteur d’apparition récente. Un nombre restreint de plateformes internationales se livrent entre elles à une guerre acharnée et exacerbent à leur avantage la mise en concurrence farouche de leurs prétendus « collaborateurs »(2). La faillite de l’entreprise Belge Take Eat Easy a encore intensifié le phénomène(3). 

    Comme n’importe quelle autre entreprise internationale, la plateforme ne saurait extorquer de la plus value et réaliser du profit sans légitimer sa pratique en formulant un discours idéologique qui aux premiers abords peut interpeller et séduire. Sans négliger par ailleurs la formidable capacité dont font preuve ces idéologues à intégrer les critiques portées contre le travail salarié, à s’en nourrir pour finalement les retourner contre les travailleurs eux mêmes et ériger l’autonomie, la liberté et l’indépendance comme autant d’idéaux qu’ils se font fort de mettre à portée de pédalier.

    #livreurs #grève