• Les maltraitances animales peuvent signaler des violences domestiques

    Des hommes violents envers leur femme et leurs enfants le sont aussi envers les animaux du foyer. Ce lien, méconnu en France, apparaît régulièrement dans les affaires traitées par la justice. Il pourrait servir au dépistage des violences domestiques et à la mise à l’abri des victimes.

    Mai 2018, à Rennes. Un homme de 27 ans, ivre, débarque chez sa compagne. Il veut voir son fils, né quelques jours plus tôt. Mais le bébé est resté à l’hôpital. Le père s’énerve, frappe la jeune femme de 19 ans à coups de pied, puis la blesse avec un couteau. Le mois suivant, l’agresseur est condamné à trois ans et demi de prison. L’enquête révèle qu’il lui arrive aussi d’être cruel avec des animaux. Un jour, en pleine scène de violence conjugale, il tord le cou du chaton de la maison et l’éventre en le jetant sur le coin de la table.

    Il n’est pas rare qu’un homme violent envers sa famille le soit aussi envers les animaux du foyer. « Les violences sur les animaux sont des marqueurs de violence sur les humains. Cela fait longtemps déjà que la littérature scientifique le montre », souligne Laurent Bègue-Shankland, professeur de psychologie sociale à Grenoble et auteur de L’Agression humaine (Dunod, 2015). Peu connu de ce côté-ci de l’Atlantique, le continuum de violences envers les animaux et envers les humains a été théorisé et largement étudié dans les pays anglo-saxons, États-Unis et Canada en tête.

    Généralement inaperçu, ce lien apparaît régulièrement dans les affaires de violence traitées par la justice. « Nous le constatons chaque année, lors des dizaines de procédures pour cruauté envers les animaux où nous nous constituons partie civile », détaille Reha Hutin, présidente de la fondation 30 millions d’amis.

    Les maltraitances animales pourraient servir au dépistage des violences domestiques. © Photo Olivier Morin/AFP Les maltraitances animales pourraient servir au dépistage des violences domestiques. © Photo Olivier Morin/AFP

    Un exemple ? Cet homme de 38 ans, habitant Landrévarzec dans le Finistère, condamné à un an de prison pour des violences sur sa compagne et sur sa fille en mars 2019, et également poursuivi pour sévices graves sur des animaux. Habitué à bousculer, à frapper sa compagne et à la menacer de mort, l’agresseur s’en était également pris à leur enfant de 14 ans. Alors qu’elle tentait de protéger sa mère, il l’avait lancée contre un meuble. Un mois plus tôt, lors d’une scène de violences conjugales, il avait tué la tortue et le poisson de la maison, et jeté le lapin, après l’avoir sorti de sa cage.

    Les violences contre les animaux s’inscrivent pleinement dans le patriarcat.

    Comment expliquer que la cruauté envers les animaux et la violence domestique soient régulièrement liées ? Ces violences relèvent en fait du même mécanisme. L’enjeu, c’est la domination des êtres vulnérables. « Il s’agit d’un être vivant qui en prend d’autres pour des objets, constate Jacques-Charles Fombonne, président de la SPA (Société protectrice des animaux). L’agresseur veut se sentir tout-puissant lors de combats dont il sait qu’il sortira vainqueur. » Le monde entier est son terrain de jeu. Il a tous les droits sur les corps des autres : celui de sa femme, de ses enfants et des animaux.

    Dorothée Dussy, anthropologue, spécialiste de l’inceste et autrice de l’ouvrage Le Berceau des dominations (Éditions La Discussion, 2013), a pris l’habitude de poser la question des maltraitances animales aux victimes avec lesquelles elle s’entretient. « Je me suis rendu compte lors d’ateliers collectifs que le thème revenait souvent, rapporte-elle. Cela n’arrive pas dans toutes les familles incestueuses, mais c’est assez courant. Ce n’est pas étonnant. L’agresseur montre qu’il peut abîmer à loisir tout ce qu’il considère comme subalterne. »

    « Les violences contre les animaux s’inscrivent pleinement dans le patriarcat, appuie Bénédicte de Villers, docteure en philosophie, autrice d’une étude fouillée sur ce sujet. Il s’agit de démontrer la supériorité de l’homme, de rappeler que c’est lui le dominant, c’est lui qui dirige. » L’association de protection des animaux One Voice relève dans une analyse à propos des liens entre cruauté envers les animaux et violences contre les personnes que « près des trois quarts des femmes victimes de violences, parmi celles ayant un animal de compagnie, déclarent que leur agresseur les a menacées de blesser ou de tuer leur animal ».
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    La violence exercée sur les animaux domestiques est un moyen très efficace pour terroriser la famille. « Un homme violent qui maltraite aussi les animaux domestiques sous-entend plusieurs choses, décrypte une accueillante de la Maison plurielle, lieu belge d’accompagnement de femmes victimes de violences. À savoir : “Je sais ce qui est important pour toi et je le détruis” et “ce que je lui fais, je peux te le faire aussi”. Et si la femme a trois chatons, l’agresseur choisira sciemment de faire mal à son préféré. »

    Dorothée Dussy cite l’histoire d’une femme victime d’inceste dont le père éviscère le chien de la maison sur la table, au cours d’un repas familial, parce qu’il n’a pas été entendu au moment où il demandait du pain. Chacun·e intériorise alors que l’agresseur est capable de cruauté radicale. Mais aussi que personne n’intervient pour sauver la victime. « Quand le patriarche maltraite l’animal de la famille, il y a réellement un contenu pédagogique pour les témoins : ils apprennent à avoir peur et à rester passifs face à l’exercice de la violence. »

    De leur côté, les agresseurs peuvent se sentir confortés par les très rares (et très faibles) peines dont ils écopent quand ils s’en prennent à des animaux. « Si le type a un casier vierge, il a droit à une réprimande du tribunal et une simple contravention, retrace Reha Hutin. Pour condamner pour cruauté, il faut prouver l’intentionnalité de l’agresseur. Le prévenu dit simplement qu’il n’avait pas l’intention et il est tranquille. Il reçoit le message qu’il peut continuer à être violent en toute impunité. »
    Une meilleure détection des violences grâce aux animaux

    Penser le lien entre les deux types de violence, même s’il n’est pas systématique, permettrait aux services de protection animale et d’aide sociale d’articuler leurs interventions, et de « se donner une chance supplémentaire de repérer les violences intrafamiliales », pense Laurent Bègue-Shankland. Depuis 2015, de nombreux États américains ont mis en place un partage d’informations : police, services de protection des animaux, vétérinaires et services sociaux se transmettent réciproquement des notifications en cas de suspicion de maltraitance envers des animaux ou des personnes. « Il y a certainement des enjeux éthiques importants et des garanties à offrir pour que ces données personnelles sensibles soient utilisées en conformité avec le droit des personnes », ajoute Laurent Bègue-Shankland.

    Au Royaume-Uni, les services de travail social se servent aussi de cet outil. Lors des entretiens avec les familles où des violences sont suspectées, ils posent des questions telles que : « Y a-t-il des animaux dans le foyer ? Comment chaque membre du foyer traite-t-il l’animal ? Craignez-vous que quelque chose puisse arriver à cet animal ? » C’est intelligent, estime Jacques-Charles Fombonne, président de la SPA, par ailleurs ancien officier de police judiciaire, car « un enfant, qui aura énormément de mal à dénoncer les violences commises par un parent, pourra dire plus facilement que l’animal de la famille est maltraité. Pour les professionnels qui l’écoutent, ce sera un signal ».

    En France, où deux foyers sur trois possèdent un animal de compagnie, ces pratiques ne sont que balbutiantes. « Quand on récupère un animal maltraité dans une famille, la police nous accompagne systématiquement, explique Reha Hutin. Par le biais des animaux, on arrive à entrer dans des foyers auxquels les autorités n’auraient pas accès. On alerte automatiquement les services sociaux. Après, à chacun de faire son travail. » Jacques-Charles Fombonne est certain que les collaborations pourraient aller plus loin : « En France, on estime trop que ce qui se passe dans l’intimité des maisons ne regarde pas les autres, renchérit-il. Et les autorités, les services sociaux et les associations sont encore trop frileuses pour partager des informations. »

    Les animaux ne peuvent d’ailleurs pas uniquement être considérés comme des sentinelles.

    Pourtant, des interventions coordonnées et précoces, avant la judiciarisation des dossiers, auraient beaucoup de valeur, pense Bénédicte de Villers, qui constate aussi que chacun a besoin « de dépasser de solides préjugés ». Du côté des associations de protection animale, beaucoup pensent que les violences domestiques n’ont lieu que dans les milieux précaires. Et dans les services sociaux circule encore l’idée que s’intéresser aux animaux risquerait de faire oublier les femmes et les enfants. « Mais aujourd’hui, je crois que le contexte est propice, poursuit Bénédicte de Villers. De plus en plus de mouvements inclusifs rapprochent féminisme et écologie. Les humains comprennent qu’ils n’ont rien à perdre à accorder de l’attention aux animaux. Il ne s’agit pas de choisir, au contraire. »

    En Belgique, à la Maison plurielle, l’équipe interroge systématiquement les femmes à propos de leurs animaux domestiques : « Elles n’osent pas en parler, car elles ont peur qu’on les trouve ridicules. Pourtant, l’animal peut réellement les empêcher de quitter leur domicile. Elles craignent qu’il soit tué après leur départ. Cette relation est importante pour elles, elle les maintient parfois en vie. »

    En France, contrairement aux États-Unis ou au Canada, il n’existe pas de foyers d’hébergement de femmes victimes acceptant aussi leurs animaux. Il faudrait aussi que les associations protectrices d’animaux soient mobilisées dès que la mise à l’abri d’une personne est décidée, suggère Bénédicte de Villers : « Aujourd’hui, a-t-on les moyens de promettre à un enfant que s’il dénonce son père violent et quitte son foyer, son chat sera récupéré ? Non. Les animaux doivent être recueillis. Et ils ne peuvent d’ailleurs pas uniquement être considérés comme des sentinelles, encore une fois instrumentalisés selon nos besoins d’humains. »

    Porter davantage d’attention aux animaux est efficace pour mieux dépister les violences domestiques, croit sincèrement la chercheuse. Mais elle tient à recontextualiser cet outil : « À chaque féminicide, on s’aperçoit que la femme tuée avait déjà alerté, signalé, parfois porté plainte. Pourquoi ne commence-t-on pas par écouter les femmes ? »

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