• « Le système de la gymnastique de haut niveau a dressé, tordu, exploité, violé, menacé des centaines d’adolescentes »
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    La sociologue Caroline Ibos revient sur le retrait de l’athlète américaine Simone Biles des JO de Tokyo et propose, dans une tribune au « Monde », une analyse sociopolitique de la gymnastique comme système d’exploitation du corps des filles.

    Reine annoncée des Jeux olympiques de Tokyo, la gymnaste états-unienne Simone Biles a abandonné mardi 27 juillet le concours par équipe au milieu de la compétition ; elle avait échoué à réaliser une figure particulièrement difficile au saut de cheval. Le retrait de celle qui domine aujourd’hui son sport plus que toute autre sur terre, a semé la stupeur. Mais ce qui a le plus embarrassé le monde du sport est l’explication qu’elle en a donnée : « Dès que je mets le pied sur le tapis, il n’y a plus que moi et ma tête… Faire face aux démons dans ma tête. Je veux me concentrer sur mon bien-être, il n’y a pas que la gym dans la vie ».

    Depuis, les commentaires honorent ou déboulonnent l’icône : ils saluent le courage de la « plus grande championne de tous les temps » à briser les tabous, ou la dépouillent de ce blason de GOAT (« Greatest of All Times », « meilleure de tous les temps ») et moquent la petite chèvre brodée sur ses maillots. Et les réseaux sociaux déversent sur elle brouettes de fleurs et torrents de boue.

    Des vies contrôlées

    Pourtant, comprendre ce coup de théâtre à partir de la seule personnalité de Simone Biles, à partir de sa supposée surhumanité ou de ses possibles failles, masque ce qu’il exprime et que Simone Biles ne cesse de dénoncer depuis des années : la violence du système de la gymnastique féminine de haut niveau. Une violence dont l’enjeu est d’incarner la gloire nationale dans des corps et des vies contrôlées depuis l’enfance.

    Façonner le corps des filles est l’art d’un sport hanté par Pygmalion. Avant d’être étatsunienne, la gymnastique artistique fut soviétique et c’est dans les régimes communistes qu’a surgi le modèle de l’entraîneur surpuissant, héros du travail et créateur de championnes adolescentes.

    Rappelons-nous [la Russe] Elena Mukhina [1960-2006], championne du monde en 1978. Orpheline, entraînée depuis l’âge de huit ans par l’ancien champion de barre fixe Viktor Klimenko, elle se brise à vingt ans les vertèbres cervicales, quelques jours avant les Jeux de Moscou (1980), et reste entièrement paralysée. Malgré une jambe cassée, Klimenko la forçait à s’entraîner pour être la GOAT de son époque, la première à réaliser une folie de double salto et demi réceptionné sur la nuque.

    Dans ce système d’appropriation des corps, le modelage est redoublé par l’exploitation sexuelle, l’éclat de l’innocence rehaussée par la souillure cachée. Olga Korbut, surnommée le « moineau de Minsk » et gloire soviétique des Jeux olympiques de Munich (1972), accusa à la fin du vingtième siècle son ancien entraîneur, Renald Knysh, de l’avoir violée de multiples fois alors qu’elle avait quinze ans, réduite à l’esclavage sexuel et menacée d’exclusion de l’équipe nationale si elle parlait. En 2017, elle vendait aux enchères ses médailles olympiques, geste qui, dit-elle, lui « sauvait la vie ».

    Un régiment d’enfants jetables

    Ces deux exemples ne sont pas les cas extrêmes d’un monde « totalitaire » révolu : des années 1970 à aujourd’hui, des Pays-Bas à la Grande-Bretagne et de la Russie aux Etats-Unis, le système de la gymnastique de haut niveau a dressé, tordu, insulté, humilié, exploité, violé, menacé des centaines d’adolescentes.
    Simone Biles le sait intimement puisqu’elle fait partie des deux cent soixante-cinq survivantes, mineures abusées sexuellement par Larry Nassar, médecin pédophile de l’équipe nationale étatsunienne. Elle le sait tragiquement puisque John Geddert, l’entraîneur de son ancienne coéquipière Jordyn Wieber, championne olympique aux Jeux de Londres (2012), s’est suicidé il y a quelques mois : il était poursuivi pour de multiples agressions physiques, verbales et sexuelles sur une trentaine de mineures dans son club de Twistars, l’un des plus prestigieux des Etats-Unis.

    Dans le système de la gymnastique, le rapport entre corps et performances est brouillé. Il ne s’agit pas seulement d’ajuster le corps à la performance visée : celle-ci est normée à partir d’un idéal du corps gymnaste.

    En Union soviétique, les corps épurés des adolescentes étaient laxes, plats, légers et longilignes – tout ce que la puberté met en péril – et produisaient une gymnastique de l’apesanteur, fondée sur l’élan, la souplesse, la technique et la perfection chorégraphique. Et si la gymnastique olympique soviétique embarqua un régiment d’enfants jetables dès les premières règles, c’était au service d’une armée blanche : de l’Ukraine au Tadjikistan, les gymnastes, presque toutes slaves, ont aussi incarné la russification de la nation.

    Trophées de la guerre froide

    Dès les premières secousses de la fin de l’empire, les entraîneurs russes et roumains migrent aux Etats-Unis et y fondent les grands gymnases à l’origine de l’actuel business d’un sport spectacle : leur art du modelage des corps enfantins leur a permis de renouveler une gymnastique épousant les valeurs américaines. Des corps musclés, « conditionnés », resplendissants, souriants produisent une gymnastique explosive, fondée sur la détente, le rebond et l’acrobatie.

    Si la gymnastique olympique soviétique embarqua un régiment d’enfants jetables dès les premières règles, c’était au service d’une armée blanche : de l’Ukraine au Tadjikistan, les gymnastes, presque toutes slaves, ont aussi incarné la russification de la nation
    Simone Biles le sait, elle qui a passé tant de camps d’entraînement au ranch du couple Karolyi : les pygmalions de [la Roumaine] Nadia Comaneci, quintuple médaillée à l’âge de quatorze ans aux Jeux de Montréal (1976), ont dirigé d’une main de fer la gymnastique nationale étatsunienne de 1981 à 2016.

    Trophées de la guerre froide, les Karolyi ont généré cette gymnastique nationale étatsunienne qui règne aujourd’hui sur le monde : d’abord Belà, « affectueusement » surnommé l’ « ogre des Carpates », puis Marta, coach nationale lors des jeux de Rio (2016) où Simone Biles remporta cinq médailles. Tant de gymnastes passées entre les mains des Karolyi ont dénoncé leurs maltraitances, coups, insultes, humiliations, abus psychologiques à l’origine, selon elles, de détresse, addictions, désordres alimentaires, dépressions.
    D’autres, comme Nadia Comaneci, ont pesé de tout leur poids médiatique pour justifier des violences supposées nécessaires pour gagner des médailles. Ces médailles olympiques, signes de la puissance nationale que les corps des athlètes incarnent. En 1976, le corps de Nadia Comaneci révélait au monde à la fois la gymnastique et l’existence d’une Roumanie contestant la tutelle de Moscou : sa photographie posant en costume national avec le couple Ceaucescu, ses cinq médailles olympiques autour du coup, fit le tour du monde. Quelques années après, fuyant son pays, elle affirmait avoir été violée et battue par le fils du dictateur [Ceaucescu].

    Enorme capital symbolique

    Quarante ans plus tard, en 2016, Simone Biles est reçue à la Maison-Blanche par le couple Obama : à dix-neuf ans, quelques mois avant l’élection de Donald Trump, la gymnaste africaine américaine incarne le « smart power » d’une super puissance encore charismatique.

    Athlète engagée, Simone Biles ne s’est pas seulement battue sur les tapis des gymnases. Elle a dû affronter le racisme structurel d’une gymnastique blanche, comme le jour où une concurrente italienne déclara que, dorénavant, pour gagner des médailles, il suffisait de se peindre le corps (propos que la fédération italienne n’a jamais condamnés). Elle a dû se justifier de prendre des traitements pour pallier un trouble de déficit de l’attention, secret médical révélé au monde par des hackers russes.

    Elle a porté plainte contre Larry Nassar et a mobilisé son énorme capital symbolique pour interpeller à ce sujet la fédération étatsunienne de gymnastique. Depuis quelques semaines, sur les réseaux sociaux, elle se focalise sur la santé mentale des athlètes, revendiquant se soucier d’elle-même et consulter un psychologue.
    Lors de la finale par équipe, au moment d’offrir un titre olympique à sa patrie, des démons ont envahi la tête de Simone Biles : certains d’entre eux ressemblaient peut-être à Viktor Klimenko, Renald Knysh, Larry Nassar, John Geddert, Bela et Marta Karolyi, Nicu Ceaucescu ainsi qu’à tous ces gens sans visage qui font des jeunes gymnastes la chair de la gloire nationale.