• La nature est révolutionnaire - À propos du livre de Jacques Rancière : Le temps du paysage, La Fabrique, 2020.
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    Qu’on contemple les forêts qui brûlent ou les mers qui montent, rares sont les paysages qui offrent d’autres panoramas que ceux d’une nature dévastée. Les pensées environnementales contemporaines se sont pour la plupart consacrées à l’élucidation des causes historiques et idéologiques de ce désastre. Depuis The Death of Nature de Carolyn Merchant (1980), on cherche par exemple à comprendre ce qui a autorisé, dans les cultures scientifiques et techniques, la déprédation de l’environnement. À quelles conditions peut-on accepter de détruire des natures qui assurent la reproduction des collectifs ? Comment s’est opéré le passage d’une nature valorisée voire sacralisée à une nature dominée et détruite ? Selon quelles trajectoires de pensée et selon quelles pratiques sociales s’est mis en place un ordre qui approprie, exploite et détruit les écosystèmes à une échelle aussi massive ? Le moins que l’on puisse dire c’est que le dernier ouvrage de Jacques Rancière, Le temps du paysage, prend ces généalogies à rebours.

    Poursuivant le travail entamé dans Le partage du sensible [1] et Aeisthesis [2], le philosophe ne cherche pas à penser la soumission de la nature à la technique et au capital, mais essaie au contraire de saisir la révolution esthétique de la fin du xviiie siècle à partir de ces nouvelles « scènes » de l’art que sont les paysages. Rancière précise dès « l’Avertissement » que Le temps du paysage ne porte pas sur les représentations du paysage lui-même. Il existe en effet des figurations « de jardins fleuris, de montagnes majestueuses, de lacs paisibles ou de mers agités » (p. 9) bien avant le xviiie siècle. Le livre porte sur un temps où « le paysage s’est imposé comme un objet de pensée » (p. 9).

    Il débute ainsi par l’exposé d’une position philosophique assez incongrue, celle de Kant qui classe, en 1790 dans La critique de la faculté de juger, l’art des jardins dans un sous genre de la peinture. Il relèverait des beaux-arts et plus exactement des « arts de l’apparence sensible » (p. 19). À la différence des « arts de la vérité sensible » qui figurent une idée dans une forme matérielle étendue dans l’espace (l’architecture ou la sculpture), la peinture est pour Kant un « art de l’apparence sensible » qui n’a pas de réalité spatiale. À partir de cette étrange assimilation kantienne de l’art du jardin à la peinture, la question qui guide Rancière est celle de savoir pourquoi un art aussi matériel que la construction d’espaces naturels peut être perçu comme un art visuel. Quel nouveau « partage du sensible » a dû s’élaborer pour que le jardin devienne un art libéral et non plus un art de l’utile ou de l’agréable ? La question pourrait sembler inutilement pointilleuse et limitée si elle ne visait à montrer que cette infime modification de la théorie esthétique était le signe d’un bouleversement profond dans nos manières de percevoir le monde, l’art et la politique.

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