François Isabel

Ni dieu, ni maître, nirvana

  • La véritable invention de Jan van Eyck : une machine à représenter l’espace tel que nous le percevons
    https://theconversation.com/la-veritable-invention-de-jan-van-eyck-une-machine-a-representer-le

    Jan van Eyck (c. 1390-1441) aura mis à rude épreuve les historiens de l’art soucieux de trouver une cohérence géométrique à sa manière de représenter l’espace. L’affaire semblait pourtant entendue dès 1905 : cette année-là, Karl Doehlemann démontrait dans un journal de mathématiques que les lignes fuyantes des Époux Arnolfini ne convergent pas vers un point de fuite unique, comme cela devrait être le cas dans une perspective linéaire, mais vers une zone circulaire de points de fuite : Jan était un expérimentateur dont les « essais-erreurs » ont conduit de la perspective parallèle médiévale à une sorte de perspective empirique, décisivement différente de la solution mathématiquement correcte de Petrus Christus. L’interprétation de Doehlemann est aujourd’hui encore communément acceptée, mais une sorte de doute bergsonien a conduit en leur temps une poignée d’historiens de l’art à chercher un ordre caché derrière le désordre apparent des points de fuite des Époux.

    Malheureusement, nous savons depuis Popper que toute activité d’observation est en proie au préjugé, et la nature même du désordre (nombre et positions des points de fuite à considérer) n’a pu faire l’objet d’un consensus.
    Illustration dans le cas des Époux Arnolfini du biais introduit par le facteur humain dans les reconstructions de points de fuite. De gauche à droite : reconstructions proposées par J.G. Kern en 1912, J. Elkins en 1991 et P. H. Jansen et Z. Ruttkay en 2007. Fourni par l’auteur
    La solitude de James Elkins

    Dans un article publié en 1991 dans la revue The Art Bulletin, l’historien d’art James Elkins déplore un manque d’objectivité et de reproductibilité dans les reconstructions de points de fuite consacrées aux Époux Arnolfini et entrevoit une échappatoire dans les méthodes informatiques naissantes « telles que la méthode des moindres carrés ». Il semble malheureusement qu’Elkins n’ait pas été entendu par les informaticiens spécialistes de vision par ordinateur dont il serait étonnant qu’un seul ait lu son article. La détection automatique de points de fuite a pourtant connu d’importants progrès depuis les années 90. Mais une peinture présente des difficultés propres, dont les algorithmes actuels, essentiellement conçus pour traiter des photographies, ne tiennent pas compte : les fuyantes sont souvent plus limitées en nombre que dans une photographie, et leur représentation par le peintre ou leur extraction par le chercheur peuvent manquer de précision. Aussi les œuvres graphiques ne font-elles pas partie des bancs d’essai habituels de la communauté vision.
    Une méthode probabiliste adaptée aux œuvres graphiques

    Notre étude, présentée à SIGGRAPH en août 2021 et publiée dans la revue ACM in Computer Graphics and Interactive Techniques, tient compte de l’incertitude inhérente à la connaissance des fuyantes et adopte un raisonnement probabiliste a contrario.

    Bien connues en vision par ordinateur, les méthodes a contrario sont inspirées de la théorie psychologique de la forme, et en particulier du principe de Helmholtz qui stipule que « nous percevons immédiatement [traduction mathématique : l’algorithme détectera] ce qui ne peut pas être dû au hasard ».

    En appliquant le principe de Helmholtz à la carte probabiliste des points de fuite des Époux Arnolfini, nous obtenons une structure étonnamment ordonnée : quatre points principaux alignés périodiquement le long d’un axe vertical légèrement incliné. Et des structures similaires sont obtenues dans d’autres tableaux de Jan van Eyck : Saint Jérôme dans son étude, La Vierge de Lucques, La Vierge de Dresde et La Vierge dans une église. Chacun de ces tableaux peut être partitionné en autant de bandes horizontales qu’il y a de points de fuite, chaque bande regroupant l’ensemble des arêtes associées au même point : les perspectives de Jan sont rigoureusement exactes, par morceaux.
    Application de la méthode a contrario au portrait des Arnolfini. À gauche : carte de probabilité des points de fuite tenant compte d’une incertitude sur les extrémités des arêtes extraites (visibles en rouge dans l’image de droite). À droite : application de la méthode a contrario à cette carte de probabilités. Les arêtes extraites sont reliées au point de fuite correspondant, la couleur du lien traduisant sa consistance : du bleu foncé au jaune clair pour une consistance allant respectivement de 0 à 1. Les arêtes se regroupent par bandes horizontales, délimitées ici par des lignes blanches. Université de Lorraine, Fourni par l’auteur
    Une précision diabolique
    Reconstruction des points de fuite dans La Vierge dans une église. Université de Lorraine, Fourni par l’auteur

    Le cas de la Vierge dans une église est particulièrement intéressant. Dans ce tableau presque aussi petit qu’une miniature (14 x 31 cm), la précision des traits au regard de leur convergence est extrême.

    Mais le plus étonnant est que les positions des points de fuite obtenus dans la bande supérieure du tableau sont parfaitement cohérentes avec la géométrie en demi-décagone du chœur de l’église. Cela est inattendu, car personne ne pouvait savoir à cette époque comment placer un point de fuite sur la ligne d’horizon en fonction de sa direction dans l’espace tridimensionnel. La seule explication possible est que Jan utilisait un dispositif optique à travers lequel il représentait l’espace, en superposant méticuleusement ses traits à la réalité.
    Une « machine à perspective » des plus avant-gardistes

    Près d’un demi-siècle après la mort de Jan, Léonard de Vinci dessinera une version simplifiée de cette « machine à perspective ».
    Léonard de Vinci, vers 1480. Détail du Codex Atlanticus f. 5 r, Milan, Biblioteca Ambrosiana.

    Dans le dessin de Léonard, le peintre détoure les objets visibles à travers une vitre, le regard immobilisé derrière un œilleton. Plus élaboré, le dispositif de Jan comportait quatre œilletons répartis équitablement (à l’instar des points de fuite) le long d’un axe de visée incliné. Jan peignait son tableau bande après bande (œilleton après œilleton) de bas en haut ou de haut en bas. La vitre – probablement un miroir – pouvait elle-même être déplacée dans son plan, afin de raccorder au mieux, compte tenu de la parallaxe, le bord de la bande précédemment dessinée à la réalité perçue depuis l’œilleton suivant.

    Cette étape cruciale permettait au peintre d’obtenir des transitions douces entre les bandes, difficilement décelables à l’œil nu. De surcroît, elle anticipait de plusieurs siècles le principe de la réalité augmentée.
    Reconstruction de l’exécution du portrait des Arnolfini. En haut : Postures du peintre au cours de l’exécution. En bas : vues obtenues depuis les quatre œilletons. Le dessin sur la vitre est représenté en noir et blanc, la réalité en couleur. Université de Lorraine, Fourni par l’auteur
    Au plus près de la perception humaine

    Notre reconstruction de l’exécution du portrait des Arnolfini permet de voir ce que Jan lui-même voyait à travers les œilletons, et d’observer par exemple la montée du plafond entre la vue du bas et celle du haut finalement retenue pour le plafond (et inversement pour le sol) : Jan semble avoir été soucieux d’éviter les « déformations latérales ».

    L’amplification des déformations perspectives sur les bords du tableau n’est pas incorrecte du point de vue de l’optique, mais nous n’y sommes pas habitués parce que le champ visuel de l’œil humain est plus réduit que celui atteint dans une perspective artificielle à courte distance, ou à travers une vitre lorsque le peintre s’autorise à rouler des yeux et à se contorsionner pour élargir son champ visuel immédiat. Il est probable que Jan ne se satisfaisait pas de ces effets inhabituels, et qu’il ait préféré peindre à l’état naturel de repos les objets situés en face de lui, quitte à relever son tabouret en cours d’exécution et à terminer debout pour atteindre l’ensemble de l’espace visible.
    Introduction de la vision binoculaire

    L’inclinaison de l’axe de visée n’a sans doute pas été laissée au hasard, dans la mesure où elle était évidente à l’œil nu et compliquait le raccordement des bandes. Pour le portrait des Arnolfini, la distance horizontale entre les œilletons situés aux extrémités de l’axe de visée était égale à la distance interpupillaire d’un homme adulte (d’où cette impression de voir un anaglyphe dans la réflectographie infrarouge des Époux). Chacun décidera s’il s’agit d’une coïncidence, mais l’auteur de ces lignes parierait que non. Il imagine Jan fermant alternativement l’œil gauche et l’œil droit, observant les effets de cette action sur la perception de sa propre main et décidant de doter son dispositif des deux options.

    Des chercheurs de la National Gallery ont souligné, à propos du portrait des Arnolfini, combien la représentation des mains et des pieds était importante à cette époque, à la fois sur le plan symbolique et esthétique. Si la plupart des objets présents dans le tableau n’ont été dessinés qu’une seule fois depuis l’œilleton le plus frontal, la main levée et les pieds de Giovanni Arnolfini ont été redessinés depuis d’autres œilletons. Les deux dessins de la main et les trois dessins des pieds sont décalés spatialement en raison de la parallaxe, mais les subtils raccords de Jan permettaient qu’ils ne le soient pas trop. Ce dernier pouvait donc retenir, au moment de peindre, l’une ou l’autre des déclinaisons.
    Genèse du tableau

    Les autres parties du corps de Giovanni ont également été dessinées plusieurs fois, et le partitionnement du tableau en bandes d’épaisseurs différentes suggère que Jan a focalisé son attention sur quatre régions d’intérêt : le plafond, la tête coiffée de Giovanni, sa main levée et le bas du corps. Un soin particulier semble donc avoir été apporté au portrait du commanditaire, plus encore qu’au cadre architectural. Et ainsi, le dispositif polyscopique de Jan pourrait bien être le fruit de l’évolution d’un dispositif monoscopique (équivalent à celui dessiné par Léonard) concomitante à la nécessité de réaliser un portrait en pied (Adam dans le retable de Gand ?) après avoir réalisé des portraits en buste. Il ne s’agit là que d’une première hypothèse, qui mériterait d’être confrontée à d’autres. Encore faudrait-il que notre article ne connaisse pas le même sort que celui d’Elkins.