Le consultant en stratégie Martin Cubertafond décrit, dans une tribune au « Monde », les mutations profondes du marché de la distribution alimentaire qui mettent en péril les anciens champions du secteur, menacés par l’intrusion de « nouveaux barbares ».
Tribune. Gorillas, Cajoo, Flink, Getir, etc. : inconnues il y a un an, ces start-up de livraison express de courses (le « quick commerce ») sont omniprésentes dans le centre des grandes villes. Elles offrent la possibilité de se faire livrer en 10 ou 15 minutes – soit moins de temps qu’il n’en faut pour se rendre dans un magasin et passer en caisse – 2 000 produits de première nécessité ou de plaisir (produits d’hygiène, pâtes ou lait, mais aussi planche apéro et bières), à des tarifs identiques, voire inférieurs, à ceux de la proximité urbaine, moyennant des frais de livraison de moins de 2 euros.
Les entreprises se multiplient (huit à Paris), abreuvées par de généreuses levées de fonds, dans une course de vitesse qui rappelle l’essor des trottinettes électriques en 2018-2019. Pourquoi une telle frénésie ? Quel est le véritable enjeu de ce commerce rapide ?
Crise de confiance
Ce qui se joue derrière cette nouvelle offre destinée aux jeunes urbains pressés, qui pourrait sembler anecdotique, c’est la lutte entre deux modèles.
D’un côté, une grande distribution en fin de cycle, « empire » chancelant ; de l’autre, des compagnies technologiques qui veulent transformer la façon de faire ses courses, voire de s’alimenter. Et, pour la première fois, ces « nouveaux barbares » sont en mesure de prendre le pouvoir.
Fierté française au début du siècle, la distribution alimentaire est aujourd’hui en fin de cycle : après une longue phase de croissance, elle est arrivée dans sa phase de maturité, voire de déclin pour certains segments. Les scandales alimentaires (vache folle, viande de cheval…) ont généré une crise de confiance dans la consommation, qui se traduit par un besoin de réassurance et une défiance vis-à-vis des marques et de la grande distribution. Le succès de l’application Yuka, présente chez plus d’un tiers des ménages français, en donne une bonne illustration.
Une phase de #déconsommation a commencé en 2017 en France : les Français dépensent plus, mais ils mettent moins de produits dans leur panier.
Aujourd’hui, l’objectif est de manger mieux plutôt que de manger plus pour moins cher. C’est une remise en cause profonde du paradigme de la grande distribution et de l’industrie agroalimentaire depuis l’après-seconde guerre mondiale.
Au même moment, la grande distribution est attaquée par de multiples innovations (ventes en ligne, livraison de repas, ultra-frais, vente directe du producteur au consommateur, etc.). Résultat : les consommateurs fragmentent de plus en plus leurs courses, préférant la promesse des spécialistes ou l’expérience en ligne à celles du « tout sous le même toit » de l’hypermarché.
Panique
Face à cette nouvelle donne, les distributeurs paniquent et se réfugient dans une guerre des prix. Résultat : leurs marges diminuent et ils offrent tous à peu près la même expérience. Ils n’ont pas encore compris que les consommateurs cherchaient autre chose.
Depuis quelques mois, les services de « quick commerce » se développent donc à grande vitesse. Leur modèle opérationnel se fonde sur une application très ergonomique pour la commande (et la compréhension des consommateurs), des mini-entrepôts de 300 mètres carrés proches des zones d’habitation, pour préparer les produits en moins de trois minutes, puis des livreurs en vélo électrique pour effectuer la livraison dans un rayon de 1,5 km.
Ces « nouveaux barbares » ont un ADN technologique et une vision centrée sur le client. Ils cherchent à améliorer la proposition de valeur par rapport aux magasins de proximité urbaine : gain de temps et service à la demande, au même niveau de prix.
Les distributeurs historiques mettent en avant l’équation économique déficitaire de ces nouveaux concurrents. Dans leur grille de lecture, il est impossible de rentabiliser le coût de la préparation de la commande et, surtout, celui de la livraison, avec la marge brute dégagée par un panier de 25 euros. Il n’y a donc pas de danger, la mode va passer, les millions des investisseurs fondre comme neige au soleil et le commerce rapide disparaître.
Redéfinition des priorités
Sauf que… cette histoire a déjà été écrite. Quand Amazon a lancé son offre de livraison rapide illimitée Prime en 2005, il n’y avait pas de modèle économique non plus. Au sein même de l’entreprise, certains pensaient que cette offre allait provoquer sa faillite. Mais à la fin, la croissance du nombre de clients et de la fréquence d’achat a plus que couvert les coûts logistiques. Prime a transformé Amazon, et Amazon a transformé le commerce.
C’est ce pari que font les acteurs du « quick commerce », et leurs investisseurs : ils veulent modifier les usages, remplacer les magasins de proximité et, plus largement, redéfinir la relation avec les courses, voire avec l’alimentation.
Deux visions s’affrontent donc. Les distributeurs historiques, tétanisés par une évolution qu’ils peinent à comprendre, restent focalisés sur la structure de coûts de leurs réseaux de magasins et persuadés que seule la puissance d’achat permet de survivre. Les nouveaux commerçants font quant à eux un pari sur la demande, qu’ils cherchent à transformer durablement.
L’enjeu de cette opposition de modèles et de visions va au-delà du segment de la proximité dans les grandes villes. Ce qui se joue actuellement, c’est la redéfinition des attentes et des priorités dans la consommation alimentaire et la création d’une nouvelle relation avec les consommateurs. Les pierres du futur modèle d’alimentation sont en train d’être posées. Les offres de livraison de restauration et de courses alimentaires convergent et certains acteurs de la transition alimentaire vers laquelle nous nous dirigeons sont probablement en train d’émerger.
L’exemple de Tesla
En effet, dans cet environnement mouvant, les nouveaux commerçants, avec leur ADN numérique et leur vision client ont un avantage concurrentiel. C’est là-dessus que misent les investisseurs, qui observent que dans une autre industrie, la capitalisation d’un nouvel entrant (Tesla, 750 milliards de dollars) équivaut à celle de tous les acteurs historiques cumulés, car les clients partagent sa vision et veulent faire partie de l’aventure. Un attrait qui fait écho au désamour pour les acteurs historiques de la distribution alimentaire.
A moindre échelle, nous assistons au même phénomène avec le « quick commerce » : le leader états-unien, Gopuff, est valorisé 15 milliards de dollars, c’est plus que Carrefour (11,5 milliards d’euros, soit environ 13,5 milliards de dollars), le turc Getir 7,5 milliards de dollars, et le champion allemand Gorillas (créé en 2020) annonce une levée de fonds imminente (950 millions de dollars) avec une valorisation de 3 milliards de dollars, soit peu ou prou la capitalisation du groupe Casino.
Les acteurs historiques ne pourront donc pas s’offrir les meilleurs de ces nouveaux concurrents ; ils risquent d’être dépassés. L’acquisition par GoPuff d’une chaîne de 185 magasins d’alcool en Californie pour 350 millions de dollars est, à ce titre, un symbole fort.
▻https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/10/02/les-acteurs-du-quick-commerce-veulent-remplacer-les-magasins-de-proximite-et