Lukas Stella

INTOXICATION MENTALE, Représentation, confusion, aliénation et servitude, Éditions L’Harmattan, 2018. — L’INVENTION DE LA CRISE, 
Escroquerie sur un futur en perdition, Éditions L’Harmattan, 2012. — STRATAGÈMES DU CHANGEMENT De l’illusion de l’invraisemblable à l’invention des possibles Éditions Libertaires, 2009. — ABORDAGES INFORMATIQUES (La machine à réduire) Croyances informatisées dans l’ordre des choses marchandes, Éditions du Monde libertaire - Alternative Libertaire, 2002 — http://inventin.lautre.net/linvecris.html

  • DÉSOBÉISSANCE CIVILE !

    "La violence de la vie n’a rien en commun avec la violence dont la mort se revêt. La vie n’a cure de répondre à la barbarie qui l’opprime.

    Vivre humainement est une expérience à la fois intemporelle et, historiquement parlant, radicalement nouvelle. S’y attacher et la poursuivre suffit pour que toute velléité d’entraver sa liberté se heurte à une fin de non-recevoir. Ainsi sommes-nous fondés à passer outre à tout décret liberticide.

    La désobéissance civile est une des émanations poétiques de cette fin de non-recevoir. Elle ne tolère aucune forme de prédation, aucune forme de pouvoir. Elle est le non-agir qui s’affirme en rayonnant, elle est la pulsion vitale qui va devant soi et, maillon après maillon, brise, comme par inadvertance, la totalité de ses chaînes.

    La guerre civile est un jeu de mort où toutes et tous s’affrontent, la désobéissance civile est le jeu de la vie solidaire où les passions se vivent en s’accordant.

    A chaque instant se poser la question : à qui cela profite-t-il ?

    La stratégie de la confusion est l’apanage des gouvernements et des puissances financières mondiales. L’art de la communication sert à discréditer les révoltes de la liberté offensée. Le mouvement des Gilets jaunes a été de la sorte assimilé à un populisme où grenouillaient fascistes, antisémites, homophobes, misogynes et fous furieux. Ces grotesques calomnies n’ont guère eu besoin d’être dénoncées. Elles ont été balayées avec une manière de désinvolture sidérante par la tranquille détermination des manifestants d’accorder aux aspirations humaine une priorité absolue. Chose étonnante, l’opposition de gauche, voire gauchiste et libertaire, avait fait montre à l’endroit des Gilets jaunes d’une réticence méprisante, assez proche de l’arrogance oligarchique. Quand les bureaucrates politiques et syndicaux s’avisèrent de leur bévue et ambitionnèrent de rejoindre le mouvement des ronds points, ils se trouvèrent mis à l’écart par la ferme et salutaire résolution de ne tolérer ni chefs ni guides autoproclamés.

    L’épidémie est venue à point pour rendre au Pouvoir vacillant un peu de son autorité répressive.

    Certes, le coronavirus et ses mutations constantes représentent un danger incontestable. Mais là où des mesures favorables à la santé eussent permis d’en atténuer l’impact, on a assisté à une gestion catastrophique du chaos. La gabegie hospitalière, les mensonges en cascades, les marches et contre-marches, la prévarication des milieux scientifiques ont aggravé le péril. Plus toxique encore a été et reste la panique orchestrée par les médias, serpillières des intérêts privés. La partie était belle pour les grands laboratoires pharmaceutiques dont les actionnaires s’enrichissent chaque fois que les citoyens-cobayes paient le renouvellement des vaccins.

    Trois ans de gilets ensoleillés en toutes saisons ont affermi la résistance à une barbarie, qui ne les a pas épargnés. Il y a là de quoi inquiéter et irriter les fantoches étatiques, les derniers politicards, les marchands de pesticides à tous vents.

    La brutalité ne suffisant pas, la vieille pratique du bouc-émissaire a pris le relais. Experte en la matière, l’extrême-droite a choisi de mâchouiller les migrants de sa dent unique et branlante. Avec les Gilets jaunes et leurs émules, les gestionnaires de la corruption nationale et mondialiste font face à un projet d’une autre envergure et d’une autre substance.

    En 2018, le gouvernement français s’était ridiculisé en traitant le peuple des ronds-points de péquenauds incultes et irresponsables. Que la vogue du coronavirus lui livre l’occasion de reprendre l’offensive avec plus de pertinence n’a rien d’étonnant."

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    VIVRE ET EN FINIR AVEC LE MEPRIS DE LA VIE

    RETOUR PARODIQUE AU PASSÉ

    Le crime contre l’humanité est l’acte fondateur d’un système économique qui exploite l’homme et la nature. Le cours millénaire et sanglant de notre histoire le confirme.
    Après avoir atteint des sommets avec le nazisme et le stalinisme, la barbarie a recouvré ses falbalas démocratiques. De nos jours, elle stagne et, refluant comme un ressac dans une passe sans issue, elle se répète sous une forme parodique.
    C’est ce ressassement caricatural que les gestionnaires du présent s’emploient à mettre en scène. On les voit nous convier benoîtement au spectacle d’un délabrement universel où s’entremêlent goulag sanitaire, chasse à l’étranger, mise à mort des vieux et des inutiles, destruction des espèces, étouffement des consciences, temps militarisé du couvre-feu, fabrique de l’ignorance, exhortation au sacrifice, au puritanisme, à la délation, à la culpabilisation.
    L’incompétence des scénaristes attitrés ne diminue en rien l’attrait des foules pour la malédiction contemplative du désastre. Au contraire ! Des millions de créatures rentrent docilement à la niche où elles se recroquevillent jusqu’à devenir l’ombre d’elles-mêmes.
    Les gestionnaires du profit sont arrivés à ce résultat auquel seule une réification absolue aurait pu prétendre : ils ont fait de nous des êtres apeurés par la mort au point de renoncer à la vie.

    LA PROPAGATION D’UNE MENTALITÉ CARCÉRALE

    Au nom du mensonge que la propagande appelle vérité, on laisse un traitement politique et policier se substituer au traitement sanitaire que requiert le simple souci du bien commun. Nul n’est dupe du tour de passe-passe : les gouvernants dissimulent et cautionnent ainsi la mise à mal des hôpitaux publics à laquelle la cupidité les enjoint de recourir.
    Colère et indignation n’ont pas fait varier la pression étatique qui expérimente le degré d’abjection auquel la servilité des populations peut tomber sans se rompre. Les misérables au pouvoir se moquent bien de quelques coups de gueule corporatistes et syndicaux. L’insulte et l’exécration ne sont-elles pas une façon de les reconnaître, sinon de leur faire allégeance ?
    Tandis qu’analystes et sociologues débattent du capitalisme, les ubuesques mafias du profit et leurs palotins étatiques poursuivent en toute légalité la mise à mort rentabilisée du vivant. En attendant la prochaine alerte épidémique, les petits fours de l’hédonisme sont servis à ceux qui ont pris le risque de se faire vacciner avec des produits dont la seule efficacité avérée tient à la cotation boursière et aux bénéfices concurrentiels. Louons les citoyens qui sont entrés courageusement dans la lice des lessives émérites, où un blanc lave plus blanc que l’autre. Il est vrai que n’avoir pas peur n’a pas le même sens selon qu’à longueur d’incarcération les populations acceptent de s’exposer à des radiations et à des poisons qui les tuent. Ou si, au contraire, elles s’insurgent contre les nuisances, les éradiquent et passent outre aux décrets qui les légalisent.
    La pensée du pouvoir est une pensée morte, elle vole au ras des tombes. Son odeur de charogne est l’odeur de l’argent. Elle nous suffoquera tant que nous la combattrons dans ses cimetières au lieu d’édifier des lieux de vie et d’y entretenir une guérilla avec des armes qui ne tuent pas — et dont, en conséquence, nos ennemis ignorent la portée.
    Comment tolérer plus longtemps que la peur de mourir d’un virus nous empêche de vivre ?
    Avec ses hauts et ses bas, l’existence quotidienne ne démontre-t-elle pas que rien ne restaure mieux la santé que la fête et la jouissance ? Le plaisir du corps attentif aux saveurs, aux caresses, aux ambiances chaleureuses stimule les défenses immunitaires de l’organisme. Il prémunit contre les cris d’alarme que la douleur pousse dans l’urgence, quand il est trop tard, quand le mal est fait. Il ne faut pas être grand clerc pour le savoir.
    Jamais le crime contre le vivant n’a été glorifié avec un tel cynisme, avec une telle stupidité goguenarde. Tout a été et est mené à rebours. À l’instar de la fameuse dette sans fond et sans raison, le gouffre de la pandémie engloutit tout ce qui passe à portée. Ravages de la dégradation climatique, effets meurtriers de la pollution et des nourritures empoisonnées, cancers, infarctus, agressivité suicidaire, troubles mentaux, allez hop, passez muscade !
    La vérité du système économique dominant est le mensonge qui fait du monde à l’envers la norme et la réalité. Les masques voilent le sourire, étouffent la parole, sidèrent les enfants confrontés à un familier qui leur devient étranger.
    La malédiction du travail est devenue une hantise, les enseignants sont trop préoccupés de gestes sécuritaires pour enrichir leur savoir et celui des autres. Nos sociétés sont lentement gangrenées par la banalisation d’un comportement obsidional, ainsi que l’on nomme l’angoisse agressive qui s’empare des habitants d’une ville assiégée. Le repli terrifié, la défiance et la paranoïa s’inventent alors des ennemis intérieurs à pourchasser.
    En l’occurrence, le principal ennemi est clairement identifié, c’est la vie et son insolente liberté.
    Certes, nous sommes accoutumés de longue date aux pratiques de la jungle sociale, puisque nous y sommes confinés dès notre naissance. Toutefois, les pires époques d’obscurantisme et de despotisme absolu gardaient une fenêtre ouverte sur une réalité autre. Si illusoire qu’il fût, le principe d’espérance galvanisait les velléités de révolte.
    La réclusion à perpétuité à laquelle la glaciation du profit nous condamne a prévu des barreaux qui emprisonnent nos rêves. Foutriquets écologistes, avez-vous pensé à ce paradigme ?

    LE GRAND RENVERSEMENT

    Privés du droit à la vie que le privilège même de l’espèce humaine a rendu imprescriptible, nous n’avons d’autre choix que de le restaurer et de lui assurer une souveraineté à laquelle nous n’avons jamais cessé d’aspirer.
    Le principe « rien n’est vrai, tout est permis » a, pendant des millénaires, répondu à la préoccupation majeure du Pouvoir hiérarchisé : favoriser un chaos où le rappel à l’Ordre vînt justifier et affermir son autorité. Rien de tel que le spectre de l’an-archie, du non-pouvoir, de la chie-en-lit, pour nous protéger des voyous en nous poussant dans les bras sécuritaires de l’État-voyou.
    Cependant, renversé et saisi dans une perspective de vie, le même propos marque une détermination radicalement différente. Il exprime une volonté de tout reprendre à la base, de tout réinventer, de tout rebâtir en nous désencombrant d’un monde figé par la glaciation du profit.
    Aucune baguette magique ne brisera les chaînes que notre esclavage a forgées mais j’aimerais assez que l’on inclue dans le poids excessif qu’on leur attribue la croyance — transmise et affermie de génération en génération — qu’elles sont irréfragables, qu’aucun effort ne peut les briser.
    Un véritable effet d’envoûtement accrédite la fable d’une impuissance native de la femme et de l’homme. Il contrecarre au départ les tentatives d’émancipation qui jalonnent l’histoire. Cela fait des siècles que les victoires de la liberté célèbrent leurs défaites, que le culte des victimes honore la vocation sacrificielle et flétrit nos sociétés en les militarisant.
    Briser l’envoûtement ne ressortit pas du « Que faire ? » léniniste, il ne procède pas d’un défi insurrectionnel. À quoi tient la cohérence et la paradoxale rationalité de cet ensorcellement universel ? À une gestion des êtres et des circonstances, que le Pouvoir a longtemps attribuée à une intervention surnaturelle. La fable d’un mandat céleste délivré par des dieux prêtait à une brute rusée et tyrannique les traits redoutables d’un extraterrestre, jeteur de foudre et de sorts.
    La décapitation de Dieu et de Louis le seizième, dernier monarque de droit divin, a mis un terme non au Pouvoir mais à la peur d’être agrippé par lui à la moindre velléité contestataire.
    Si meurtrière qu’elle demeure, l’autorité étatique a perdu ce qui lui restait de prestance, tant l’accable le ridicule de ses incontinences. À quoi s’ajoute la fronde des femmes qui, de leur doigt inexorable, crèvent le « mauvais œil » que le patriarcat s’obstine à darder sur elles.
    Ce qui s’annonce a contrario d’un tel délabrement n’est pas moins évident. Un irrésistible mouvement de bascule s’amorce partout dans le monde. Il a son rythme et ses conditions propres. La renaissance du vivant marque les premiers pas de l’être humain sur une terre dont il a été spolié. Ce renouveau n’a que faire de prophètes, de Cassandre, d’aruspices. Le défi l’indiffère, la résistance lui suffit.
    Le capitalisme apocalyptique et le catastrophisme anticapitaliste forment les deux pôles contraires d’où s’apprête à jaillir, tel un arc électrique, un fulgurant retour à la vie.
    Sous la résignation de millions d’existences condamnées à la répression et à l’ennui (ce grand dissolvant des énergies), une force insurrectionnelle s’accumule qui, dans le temps non mesurable d’un éclair, va balayer nos petites luttes corporatistes, politiques, concurrentielles, sectaires.
    Une révolution larvée, morcelée, parcellaire, émiettée cherche confusément le point de jonction où, dans une colère commune, l’individu et le collectif retrouveront la lucidité et leur unité.
    La lourdeur du mensonge et de sa crédibilité avaient à l’époque de Goebbels le poids d’une vérité à laquelle la mystique nationaliste et le dynamisme du capitalisme prêtaient une cohérence illusoire.
    Qu’en est-il aujourd’hui ? Le dynamisme du capitaine d’industrie — que la focalisation financière et spéculative du capitalisme a laissé pour compte — n’alimente plus la moindre espérance d’amélioration sociale. Les multinationales brisent dans l’œuf les politiques protectionnistes, nationalistes, souverainistes.
    La faillite avérée des grandes vérités scientifiques gangrenées par le profit a entraîné dans la débâcle l’idée de progrès, longtemps perçue comme bénéfique, en raison du confort qu’elle procurait à la survie.
    Les héritiers des experts qui jurèrent que le nuage de Tchernobyl avait évité le beau ciel de France ont discrédité irrémédiablement le milieu des savants en général et de la médecine en particulier. Je ne sais si l’autodéfense sanitaire ira jusqu’à l’automédication assistée mais il n’est pas douteux que la relation entre patient et aide-soignant prendra un tour moins mécanique, moins mercantile, plus humain, plus affectif.
    À l’encontre des sondages, des baromètres statistiques et autres officines d’opinions préfabriquées, l’innovation et l’inventivité se donneront libre cours, explorant de nouveaux territoires, essaimant pêle-mêle aberrations et créations de génie. L’intelligence sensible triera, affinera, reconnaîtra les siens comme elle en use en recueillant les dons que la nature prodigue, sans réserve ni discernement. L’intelligence sensible est la nouvelle rationalité.

    MISER SUR L’AUTONOMIE INDIVIDUELLE ET COLLECTIVE

    Oui, je fais confiance à cette intelligence sensible qui fut si longtemps occultée et discréditée par l’intelligence intellectuelle. Comme le révèle l’effritement progressif de la pyramide hiérarchique, l’intellectuel n’a jamais été que l’instrument de la classe supérieure, l’esprit du maître régnant sur le corps et sur les parties inférieures de la société.
    Sa fonction dirigeante s’exerce jusque dans la corrosion critique dont il infeste le vieux monde pour lequel il travaille. Le mépris dont il a accablé dès sa naissance, en France, ce mouvement de « rustauds incultes et incontrôlables » que sont censés rester les gilets jaunes est révélateur du malaise qui le ronge. Tandis qu’une part de l’homo intellectualensis tente de rattraper sa bévue initiale et de se faire pardonner en agitant le drapeau mité des « convergences de luttes », la part de la conscience en éveil dévoile en lui, comme en chacun de nous, le drame de la pensée séparée de la vie, de l’abstraction qui nous exile de notre substance vivante. Car l’intellectualité est une tare aussi commune à tous et à toutes que la division du travail et l’invariable statut d’exploité et d’exploiteur.
    Quand j’appelle au retour du vivant, à l’unité du moi et du monde, c’est cette part de conscience que j’invoque, car elle participe du devenir humain et elle a de tout temps été la lumière qui nous guidait.
    La conscience humaine est ce fond de pensée universelle qui est la réalité la mieux partagée et la plus refoulée de notre histoire. Ce qui la frappait d’interdit se délite, ce qui va l’embraser — voire l’illuminer, à tous les sens du terme — n’est guère plus qu’une étincelle, mais elle ne s’éteint pas. Dès lors, pourquoi ne pas miser sur la combustion qui brasille au cœur de nos désirs ?
    La renaissance de la terre et du corps fait partie de mes rêves. J’en revendique la folie subjective. Je m’autorise à en vouloir réaliser les desseins, tant se multiplient en nous et autour de nous les jeux du possible et de l’impossible.
    Les militants de l’espérance et de la désespérance sont fondés, j’en conviens, à taxer d’optimisme, de chimère, de fantasme, nombre de mes idées qui contribueraient à les nourrir s’ils ne les ingéraient pas comme une pure tambouille intellectuelle.
    L’éveil du vivant est une menace pour les petits marquis de l’idéologie. Les coups de pied au cul décochés au Pouvoir les atteignent au fondement.

    LA VIE EST UNE FÊTE, FAISONS FÊTE À LA VIE

    J’incline à penser qu’une conscience éveillée ébranle plus aisément le monde que le déferlement de l’enthousiasme grégaire. La radicalité est un rayonnement attractif, un raccourci qui coupe les voies ordinaires de la réflexion laborieuse.
    Créer mon bonheur en favorisant celui des autres s’accorde mieux à ma volonté de vivre que les lamentations de la critique-critique, dont le mur obture ou, du moins, assombrit nos horizons.
    Il est des flambées d’impatience où je crierais volontiers : « Lâchez tout ! Balayez vers l’égout les thuriféraires de l’argent ! Brisez les amarres du vieux monde, prenez à bras-le-corps la seule liberté qui nous rende humains, la liberté de vivre ! »
    Je n’ignore pas que recourir aux mots d’ordre et aux objurgations accorde plus d’importance à la chape d’inertie qu’à la conscience qui la fissure et la brisera en son temps. Mais rien ni personne ne m’empêchera de me réjouir à la pensée de n’être pas seul à appeler de mes vœux une tornade festive qui nous délestera, comme d’une mauvaise colique, des morts-vivants qui nous gouvernent. Le retour de la joie de vivre se moque de la vengeance, du règlement de compte, des tribunaux populaires. Le souffle des individus et des collectivités passe outre aux structures corporatistes, syndicales, politiques, administratives, sectaires, il évacue le progressisme et le conservatisme, ces mises en scène d’un égalitarisme de cimetière, qui est désormais le lot des démocraties totalitaires. Il ouvre à l’individualiste, aigri par le calcul égoïste, les voies d’une autonomie où se découvrir comme un individu, unique, incomparable, offre la meilleure garantie de devenir un être humain à part entière.
    L’individu prend conseil mais refuse les ordres. Apprendre à rectifier ses erreurs le dispense des reproches. L’autonomie s’inscrit dans le dolce stil nuovo voué à supplanter le règne de l’inhumain.
    Laisser pourrir ce qui pourrit et préparer les vendanges. Tel est le principe alchimique qui préside à la transmutation de la société marchande en société vivante. N’est-ce pas l’aspiration à vivre en dépassant la survie qui met partout en branle l’insurrection de la vie quotidienne ? Il y a là une puissance poétique dont aucun pouvoir ne peut venir à bout, ni par force ni par ruse. Si la conscience tarde à s’ouvrir à une telle évidence, c’est que nous sommes accoutumés à tout saisir par le petit bout de la lorgnette, nous interprétons nos luttes quotidiennes en termes de défaites et de victoires sans comprendre que c’est l’anneau dans le nez qui nous conduit à l’abattoir.
    À errer entre dépérissement et renouveau, nous avons acquis le droit d’esquiver et de quitter une danse macabre, dont nous connaissons tous les pas, pour explorer une vie dont nous n’avons eu, hélas, à connaître que des jouissances furtives.
    La nouvelle innocence de la vie retrouvée n’est ni une béatitude ni un état édénique. C’est l’effort constant que réclame l’harmonisation du vivre ensemble. À nous de tenter l’aventure et de danser sur le sépulcre des bâtisseurs de cimetières.

    Raoul Vaneigem, avril 2021
    https://lavoiedujaguar.net/Vivre-et-en-finir-avec-le-mepris-de-la-vie