Le public est complice des agissements de R. Kelly | Slate.fr
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Pendant les trois jours que j’ai passés à regarder Surviving R. Kelly, un documentaire en six épisodes diffusé sur la chaîne Lifetime et portant sur les décennies d’agressions sexuelles infligées par R. Kelly à des jeunes filles et femmes noires avec l’aide à la fois passive et active de larges pans de la société américaine, j’ai eu la chanson de Kelly « Ignition (Remix) » en boucle dans la tête.
Surviving R. Kelly avance de façon convaincante –prouve, même– que la société a conclu un pacte impardonnable avec Kelly, génie musical capable de masquer son comportement ouvertement diabolique pendant des dizaines d’années parce que les victimes de ses crimes étaient des filles noires.
Nous avons choisi d’ignorer ses actes, de les minimiser ou de rester délibérément dans l’ignorance afin de pouvoir continuer à profiter de sa musique. Nous avons donné la priorité à notre plaisir, à notre confort, à nos playlists aux dépens de la peine et des souffrances incommensurables, dont certaines sont encore d’actualité, de nombreuses adolescentes naïves et pleines d’espoirs. Nous avons fait un pacte avec le diable pour pas cher –laissez-nous garder cette chanson !– et avons permis que des gamines de 16 ans en payent le prix exorbitant.
Puissant effet d’accumulation
Ces filles, aujourd’hui des femmes, sont au cœur de Surviving R. Kelly, exemple extrêmement efficace de journalisme de divertissement –bien qu’il serait peut-être plus exact de le penser en termes de journalisme de divertissement activiste extrêmement efficace.
Parfaitement accablante et puissamment dérangeante, c’est aussi une série captivante, mélange légèrement nauséeux qui colle tout à fait avec la ligne de Lifetime, une chaîne dont la spécialité a longtemps été de cultiver l’angoisse, le grand frisson et les mises en garde autour des femmes en péril.
Comme à chaque fois lorsqu’il s’agit de crimes réels, la frontière est mince entre dévoiler la vérité et tomber dans le salace. Si Surviving R. Kelly la franchit de temps en temps –elle se complaît parfois dans la facilité, surtout dans les deux derniers épisodes, où elle semble vouloir créer un scoop plutôt que de l’illustrer–, elle le fait pour élaborer une thèse à charge à la fois répugnante et irréfutable contre Kelly.
Ce sont de légères variations de la même expérience, qui devient de plus en plus horrible et incontestable à mesure qu’elle est racontée.
On y voit moult longues interviews de victimes de Kelly, des « survivantes », selon la terminologie de l’émission : des femmes dont la plupart étaient mineures lorsqu’elles l’ont rencontré, qui racontent leurs expériences avec leur agresseur en n’épargnant aucun détail atroce. On voit ainsi se succéder Andrea Lee, l’ex-femme de Kelly ; Lizette Martinez, une lycéenne qu’il a rencontrée dans un centre commercial ; Lisa Van Allen, la plus jeune fille sur le plateau de tournage d’un clip ; Jerhonda Pace, qui a fait sa connaissance à 15 ans, lors de son procès pour pédopornographie.
Elles et d’autres racontent que leur idole, un homme gentil et charmant, leur a promis de les aider à faire carrière avant de se transformer en monstre. Kelly les isolait, les punissait, exigeait qu’elles demandent l’autorisation de manger et d’aller aux toilettes, leur interdisait de regarder dans les yeux ou de parler à quiconque et les battait, tout en les soumettant à des pratiques sexuelles humiliantes qu’il filmait. Les détails de chacune de leurs histoires sont épouvantables, mais l’effet d’accumulation est puissant : ce sont de légères variations de la même expérience, qui devient de plus en plus horrible et incontestable à mesure qu’elle est racontée.
Ces interviews sont ponctuées de commentaires de collègues, d’associés, de membres de la famille et du secteur de la musique, de journalistes et de spécialistes du traumatisme, qui produisent un récit collectif chronologique suivant Kelly de son enfance à aujourd’hui. Au cours de cette période, il a professionnalisé son mode opératoire, passant du repérage de jeunes filles devant son ancien lycée à des concerts où il les faisait monter sur scène avec lui, de l’échange de numéros de téléphone à l’emprisonnement de filles dans sa maison.
Plus qu’une simple rumeur
Comme tant de monstres dévoilés par #MeToo, pour R. Kelly, « tout le monde savait ». Cette affaire met en lumière à quel point l’expression est un grossier euphémisme. Dire « tout le monde savait » permet de passer très facilement sur le contenu de ce que l’on « savait » : qu’il agressait sexuellement, psychologiquement et physiquement des mineures.
Cela fait des décennies que Kelly s’en prend à des jeunes filles, et cela fait belle lurette que l’on a dépassé le stade des rumeurs discrètement chuchotées. Certains de ses méfaits ont été extrêmement publics, comme ses relations sexuelles et son mariage avec sa protégée Aaliyah, alors qu’elle n’avait que 15 ans, sans parler de la vidéo où on le voit uriner dans la bouche d’une gamine de 14 ans et qui a longtemps été banalisée culturellement et évoquée comme un objet de rigolade. Et pourtant, cela ne fait que peu de temps que tout cela s’est figé en quelque chose de plus conséquent et accablant qu’une « rumeur ».
Des dizaines de personnes l’ont aidé et soutenu, parfois sans faire exprès, parfois sciemment.
Ce que Surviving R. Kelly fait extrêmement bien –et sans agressivité–, c’est démontrer, par le biais d’une lente accumulation plutôt que par des questions piège, tous les compromis, les décisions égoïstes et l’apathie qui ont contribué à protéger R. Kelly et lui ont permis de perpétuer ses crimes.
Seules quelques personnes interviewées sont directement complices des agissements du chanteur : un assistant qui accompagnait Kelly dans les centres commerciaux pour trouver des filles, un employé de maison anonyme et le grand frère de l’artiste, qui est le seul à se demander ouvertement pourquoi le comportement de Kelly pose un problème. Mais des dizaines de personnes, sans parler des organisations et des acteurs de divers secteurs commerciaux, l’ont aidé et soutenu, parfois sans faire exprès, parfois sciemment.
Lorsque l’on regarde Surviving R. Kelly, on voit des producteurs qui savaient que Kelly faisait quelque chose de répugnant mais qui ne sont pas intervenus, et des employés qui ont fait ce qu’on leur demandait parce qu’ils étaient payés pour ça. Surtout, on voit des familles qui ont laissé leurs filles « travailler » avec R. Kelly parce qu’elles estimaient que c’était bénéfique pour leur carrière, et qui ont préféré penser –marchant ainsi dans les traces de l’industrie du disque, d’autres célébrités et même de l’Église noire et des autorités– qu’il n’était pas si méchant que ça. Ce que l’on ne voit pas, en revanche, ce sont beaucoup des célébrités qui ont récemment travaillé avec R. Kelly et qui regrettent peut-être déjà ne pas avoir participé.
Souvenirs souillés
Lorsqu’il était gênant de regarder la vérité en face et de faire ce qui est juste, les gens ont choisi de fermer les yeux et de continuer à écouter ses chansons –comme je l’ai fait moi pendant de nombreuses années.
J’imagine que continuer à écouter ses chansons va devenir difficile pour une grande partie des personnes ayant visionné Surviving R. Kelly, si ce n’était pas déjà le cas. Mais cela ne deviendra pas impossible pour autant : après la diffusion du documentaire, l’écoute des chansons de Kelly a augmenté de 16% sur Spotify.
Je me plais à imaginer que celles et ceux qui l’ont écouté essayaient de faire comme moi, lorsque je n’arrivais pas à me retirer « Ignition (Remix) » de la tête, et voulaient associer la chanson aux histoires abominables que je venais d’entendre.
Mais comme le soulignent les spécialistes apparaissant dans le documentaire, pour beaucoup, la musique de R. Kelly évoque des évènements positifs de leur propre vie –diplômes, fêtes, anniversaires. Et ces personnes n’ont sans doute aucune envie que ses actes ne viennent souiller leurs souvenirs. Pourtant, regarder Surviving R. Kelly les souillera. Il suffit de se repasser le documentaire mentalement, en boucle, jusqu’à la nausée.