• « Je me souviens du ticket de métro », Philippe Garnier
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/11/07/je-me-souviens-du-ticket-de-metro_6101243_3232.html

    Lorsqu’un objet quotidien s’éloigne, on le voit soudain dans son étrangeté. Sur le point de disparaître, il connaît – ou non – un instant de transfiguration. Je me souviens du ticket de métro. Chaque jour, il plongeait dans le lecteur magnétique et en ressortait avant l’ouverture du portillon. Son trajet instantané préfigurait la longue traversée du sous-sol. C’était une petite clé en carton, une clé aussitôt périmée qui venait ensuite hanter le fond d’une poche en compagnie de clés métalliques et durables. On aurait pu y voir aussi un bulletin de vote miniature, un bulletin grâce auquel nous votions obligatoirement pour notre trajet, qu’il soit libre ou contraint.

    Que ces comparaisons lui servent de tombeau.

    Dans les transports en commun d’Ile-de-France, le ticket est en voie de disparition. Il survivra quelque temps, vendu à l’unité, mais la carte à puce est vouée à le remplacer. Au fil des décennies, ce bout de carton a évolué. Il a changé de couleur et de typographie. Il est apparu en 1900 rose, crème ou bistre, selon la ligne et le statut social du voyageur, avec un décor parisien en fond d’impression. Plus tard, le tarif de première classe ayant disparu, il a revêtu différentes teintes plus égalitaires – havane, jaune orangé, jade et mauve – avant de finir blanc avec une bande brun foncé. Il a porté des mentions diverses – « Métropolitain parisien », avec la consigne « A la sortie, jeter dans la boîte » – et s’est même intitulé « carte hebdomadaire de travail » en 1941. L’étonnant, c’est la modestie et la sobriété de ces messages. Rien de comparable aux billets de banque avec leur mission symbolique et régalienne.

    Surtout, l’existence du ticket est devenue de moins en moins « matérielle ». Au départ, simple rectangle de papier, il était systématiquement poinçonné. Trois mille cinq cents fois par jour en moyenne, un employé de la RATP en prélevait une part infime, de la taille d’un confetti. Cette perforation nous paraît aujourd’hui frénétique et un peu folle. Pourtant, elle témoigne d’une époque où les moyens de surveillance étaient moins développés qu’aujourd’hui. La « prise de corps » était sans doute plus radicale, y compris pour le ticket, mais la menace d’un contrôle global, encore absente.

    Fini l’anonymat des vagabondages en sous-sol

    Le passage, commenté par le philosophe Gilles Deleuze, des sociétés de surveillance aux sociétés de contrôle s’est traduit par ces détails à peine perceptibles. Tout s’est ensuite déroulé à bas bruit, les gestes, les poinçons et les percussions du monde mécanique faisant place au feulement discret de la lecture magnétique, ponctué de quelques signaux sonores. Aujourd’hui, plus les données sont numérisées et centralisées, moins on en ressent physiquement les effets et moins on nous demande d’initiatives ou de gestes individuels. Le ticket aura suivi cette pente avant de disparaître.

    Le téléphone portable deviendra l’organisateur de nos trajets souterrains. Ce support unique favorise l’agrégation de données universelles. Légale ou non, bienveillante ou non, l’intrusion aura lieu. Fini l’anonymat des vagabondages en sous-sol. Nos trajets seront connus des opérateurs, ainsi que le temps que nous passons dans le métro, y compris, comme autrefois l’écrivain argentin Julio Cortázar (1914-1984), pour nous y égarer et chercher notre double. L’ingénu papier fera place à d’invisibles microconducteurs. Une puce suffira à nous identifier. Elle pourvoit déjà à nos voyages immobiles sur les écrans. Elle exerce sur nous un tel ascendant qu’un jour peut-être nous ne prendrons le métro que sur son injonction.

    La dématérialisation du ticket en annonce d’autres. Les changements de support ne sont ni neutres ni stables. Bientôt peut-être, le même capteur saura si nous avons fraudé et si, de façon plus globale, nous sommes des consommateurs solvables et en bonne santé. Tout semble converger vers ce QR code central dont la pandémie de Covid-19 nous a rapprochés. D’autres disparitions du papier se profilent. Les jours de la monnaie fiduciaire sont peut-être comptés. Quant au bulletin de vote déposé dans l’urne – sorte de ticket périodique de l’élu et du citoyen –, nul ne peut miser sur sa survie à long terme.

    Le ticket de métro est-il pour autant le rempart de nos libertés ? Pour le croire, il faudrait voir une petite fin du monde dans le moindre changement de code-barres. On passerait à coup sûr à côté des véritables dangers. De plus, ces rectangles de carton magnétisé portent un lourd héritage. Ils viennent d’une époque d’étroite surveillance où la paperasse tamponnée circonscrivait – elle la circonscrit encore – l’activité humaine. Laissez-passer, permis, coupons, mandats, cartes d’assuré, d’identité ou de résident, affichage public, mais aussi billets de banque et tickets en tous genres… Pendant des siècles, les édifices politiques, économiques et policiers ont reposé sur un frêle et écrasant édifice de papier. « Les chaînes de l’humanité torturée sont en papiers de ministères », disait l’écrivain praguois Franz Kafka (1883-1924). Tel est pourtant le paradoxe du ticket : si son apparition, il y a plus d’un siècle, a pu être vécue comme un carcan, cela n’enlève rien à la tendresse qu’on peut lui porter aujourd’hui.

    Pense-bête et marque-page

    Ce bout de carton rayonne désormais par sa fragilité. Sur son espace étroit, on notait parfois un numéro de téléphone ou une adresse accompagnée d’un minuscule dessin griffonné. Le pense-bête disparaissait pendant des mois, des années. Il resurgissait dans un livre, comme marque-page, ou sous un pied de table. Retrouver une couleur ancienne, un jaune des années 1980, par exemple, m’est toujours apparu comme un heureux présage. A la fin du Salaire de la peur (1953), d’Henri-Georges Clouzot, Jo, personnage interprété par Charles Vanel, meurt dans son camion en brandissant son porte-bonheur : un ticket de métro offert par son ami Mario (Yves Montand) à la station Pigalle. C’est peut-être à cela que devraient servir les derniers tickets : après avoir accompagné la part la plus routinière de nos vies, ils seraient brandis comme des laissez-passer dans les circonstances les plus extrêmes, qu’elles soient heureuses ou tragiques.

    #Paris