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récoltes et semailles

  • Cadeau : Jean-Luc Mélenchon vs Raphaël Enthoven dans « L’Express » (05/12/2021) https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/laicite-zemmour-vaccin-jean-luc-melenchon-raphael-enthoven-la-grande-confro

    R.E. (…) L’universalisme pour moi n’est pas non plus seulement une idée, un principe, un homme idéal qui devrait recouvrir toutes les singularités. J’entends le procès en ethnocentrisme que l’on peut faire à l’universel en faisant valoir que c’est une idée géographiquement datée, inscrite dans une culture bien particulière. Mais par définition, l’idée d’universel transcende son origine, et reste pour moi un horizon absolument indépassable. De notre temps et de tous les temps.

    On peut maintes fois faire à l’universel, aux circonstances de son apparition, le procès de tous ceux qui en sont exclus au moment-même où l’idée apparaît. De là l’intérêt de la créolisation et l’importance de la distinguer du métissage. Le métissage, à mes yeux, c’est un hollandisme. Une eau tiède. Une synthèse de couleurs. La créolisation a le mérite d’être intense et de maintenir les singularités, singularité sémantique, singularité poétique, qui augmente les mots en les incarnant. De ce point de vue, la créolisation est considérable une valeur ajoutée ! C’est la façon que l’on a trouvée, dans le débat contemporain, d’échapper à l’alternative entre d’un côté l’universel abstrait...

    J-L.M. ... et de l’autre le différentialisme. Je suis d’accord.

    R.E. Mais les tenants du différentialisme aujourd’hui, ce sont les Indigènes de la République ! Le savent-ils ? Ils reprennent à leur façon la formule de Joseph de Maistre dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg : « Il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes... Mais quant à l’homme je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe c’est bien à mon insu. » Or, l’argument de Joseph de Maistre fonde l’esprit contre-révolutionnaire. J’ai tendance à penser, peut-être plus que vous, que l’Histoire bégaye un peu. Et je trouve même qu’elle a une étrange façon de repasser les plats. En l’occurrence, l’héritage contre-révolutionnaire a été préempté, peut-être à son insu, par l’indigénisme tel qu’on le connaît aujourd’hui.

    J-L.M. Attention, moi je ne suis pas indigéniste pour un rond. Je tiens à le dire.

    R.E. Je ne vous fais pas de procès d’intention, à vous. Mais la porosité de votre mouvement, la France Insoumise, à l’indigénisme m’a heurté et me paraît dangereuse. La façon déplorable, par exemple, dont l’excellent Henri Peña-Ruiz a été reçu aux universités d’été de la France Insoumise me parait en contradiction frontale avec tout ce que vous dites être. Et même avec Adrien Quatennens qui l’avait invité et que je sais sur vos lignes républicaines. J’étais sidéré ! Comme j’étais sidéré quand vous avez défendu la non-mixité ! C’est en ces instants-là que je n’arrive plus à vous suivre. Et qu’on sort du désaccord fécond pour entrer dans l’inimitié. Quand vous vous exprimez avec altitude, quand vous parlez d’universel, on peut être en désaccord mais on est en bonne intelligence. En revanche, quand on rentre dans le dur (peut-être est-ce l’effet du militantisme ?) Je vous perds complètement.

    J-L.M. Je n’ai jamais été partisan de la non-mixité. Mais il y a toujours eu des réunions non-mixtes. Le Grand Orient de France, organisation républicaine s’il en est, a pendant un siècle et demi pratiqué des réunions non mixtes. J’étais franc-maçon à l’époque - je ne le suis plus -, c’était vraiment un aveuglement. Le mouvement féministe a initié des réunions non-mixtes, parce que c’était le moyen de rendre possible la parole en-dehors des rapports de domination. Encore aujourd’hui, vous avez des groupes de parole fermés, où ne viennent par exemple que les alcooliques. On peut être éberlué par ce principe, mais si on réfléchit un peu, on comprend. Je ne suis donc pas pour la non-mixité, mais je suis pour que cette non-mixité puisse exister dans certains cas, afin d’évoquer des sujets propres aux intéressés.

    R.E. Je laisse de côté le cas du Grand Orient, qui a aboli cet étrange usage. Et j’en viens aux trois autres. Il faut faire une distinction entre groupes de parole pour alcooliques, pour féministes et pour ceux que j’appelle des racialistes. L’alcoolisme est une pathologie, contrairement à la couleur de la peau. Et la sobriété n’est pas une menace pour l’alcoolique, mais un but à atteindre. Quant au féminisme, que des réunions non-mixtes apparaissent à l’époque où le patriarcat est tout-puissant, et où il y avait un sens à se considérer comme systématiquement oppressée en qualité de femme, cela me paraît compréhensible.

    En revanche, la non-mixité pour les personnes dites « racisées » me semble une idée funeste et délétère. Pour trois raisons essentielles. 1) Nul n’est coupable d’être blanc. Nul n’est innocent d’être « racisé ». On n’est pas présumé oppresseur. 2) Le sentiment qu’on s’exprime mieux « entre semblables » ne dure pas le temps d’une réunion, mais s’étend bien au-delà. De sorte que la non-mixité, faisant de son expérience une norme, répand ses métastases au-delà d’elle-même. 3) La non-mixité elle-même se présente comme un dispositif temporaire, soluble dans la disparition du racisme. Autrement dit : le jour où il n’y aura plus cette violence atroce qu’est le racisme, le besoin de se réunir entre identiques ne se fera plus sentir... c’est merveilleux. Mais ce n’est pas demain la veille. Subordonner sa propre disparition à la disparition du racisme en personne, c’est s’assurer un long avenir. La non-mixité est une arnaque. Une fin en soi qui se présente comme un moyen. Une pure pathologie qui se prend pour un remède.

    J-L.M. Vous parlez de « racisme présumé ». Non ! Il y a un racisme présent dans toute la société.

    R.E. Je ne nie pas l’existence du racisme. Je souligne simplement que le postulat selon lequel la couleur de la peau conduirait immanquablement au racisme subi ou exercé me paraît spécieux.

    J-L.M. Admettez que la perception du racisme est une souffrance. Quand on me traitait de « bougnoule », ça ne me faisait pas du bien. Cette offense vous renvoie à quelque chose sur quoi vous n’avez aucune prise, jusqu’à vous culpabiliser. Personnellement, je ne me rends pas compte si quelqu’un a telle ou telle couleur de peau. Pendant longtemps, cela ne m’était même pas venu à l’esprit que tel copain était noir. J’ai commis l’erreur inverse, c’est-à-dire celle de sous-estimer le mal que cela pouvait faire que d’être regardé comme un noir ou un juif, avant d’être regardé comme un être humain. J’ai eu une prise de conscience tardive, et c’est comme ça que j’ai fini par admettre que des personnes se réunissent pour parler de ces sujets, car il y a quelque chose d’intime dans la perception que l’on a du regard des autres, et du rejet dont on fait l’objet. De la même façon que des femmes peuvent vouloir parler des difficultés et des stigmatisations sexistes qu’elles ressentent, je peux comprendre que des personnes veuillent se réunir pour parler des stigmatisations subies en raison de la couleur de leur peau. Mais je vais rassurer Monsieur Enthoven : je ne cautionnerais pas de telles réunions dans le but de faire naître une conscience spécifique liée à une couleur de peau.

    Dans une vidéo avec des militants décoloniaux, Houria Bouteldja, fondatrice des Indigènes de la République, vient de vous qualifier de « butin de guerre »...

    J-L.M. Je ne suis le butin de personne. Et d’ailleurs, un butin, à ce que je sache, ce n’est pas consentant.

    R.E. Je suis ravi que cette formule d’Houria Bouteldja vous énerve.

    J-L.M. Elle ne m’énerve pas, elle me fait rigoler. Il y a enfin quelqu’un qui pense que je puisse être son butin. C’est un événement ! Ça prouve bien que je ne suis pas si féroce que ce que l’on dit (rires). Je ne peux pas prendre ça au sérieux. La personne qui me fera dire des choses contraires à mes convictions républicaines n’est pas née.

    Mais faites quand même attention, Monsieur Enthoven, quand vous parlez de « métastases » ! Est-ce pour dire que les gens qui subissent le racisme en sont elles-mêmes les coupables ? Il faut bien comprendre que les personnes « racisées » ne sont pas satisfaites de l’être, elles luttent justement contre cela. Ce mot sert simplement à indiquer que quelqu’un est réduit à un stéréotype dans le regard de l’autre.

    R.E. Le péril ne me semble pas tant être la racisation que l’assignation. En vertu d’une couleur qui vous est assignée, on considère par exemple que vous devriez avoir telle opinion. Or il y a des tas de gens qui ne pensent pas comme « un noir » ou comme « un blanc » devrait, en cette qualité, le faire. Je suis suffisamment sartrien pour savoir que des individus sont chosifiés, installés dans des fonctions et des identités par le regard d’autrui. De celui qu’on déteste par principe à celui qu’on encense par définition, il y a quelque chose de mortifère dans le désir que l’autre corresponde, pour le pire ou le meilleur, à l’idée qu’on s’en fait.

    J-L.M. Je suis d’accord. Tout comme il n’est pas vrai que parce que vous êtes riche, vous seriez un salaud. Être riche n’oblige pas à avoir comme morale « profite et tais-toi ». Moi-même d’ailleurs, je ne suis pas pauvre. Cette manière de penser est odieuse. Je n’ai jamais supporté d’avoir été regardé par les uns comme un colon, et les autres comme un « bougnoule ».

    R.E. Mais faire si grand cas de la perception de chacun, à travers des questions comme « vous sentez-vous racisé ? », ou bien « vous sentez-vous blessé ? », cela finit par déboucher sur des choses folles, et sur le sentiment exorbitant qu’une offense subie est un crime commis. Or, un monde où l’offense prend force de loi est un enfer où je refuse de vivre.

    J-L.M. Vous n’êtes pas contrôlé dix fois par jour ! Si vous êtes noir et que vous venez à la Gare du Nord, vous n’y échapperez pas.

    R.E. Certes. Mais on a nos problèmes « nous aussi ». Voyez-vous, je ne peux pas prendre position sur quelque sujet que ce soit sans qu’à la troisième remarque, on me parle d’Israël. Systématiquement. Que je parle des poupées Barbie ou de Mélenchon, on me répondra « oui, mais Israël ? ». Pourquoi moi ? Et pourquoi Israël ? Ce que je veux dire, c’est que personne, et surtout pas un juif, n’est étranger à l’entreprise d’assignation.

    Jean-Luc Mélenchon, défendez-vous aussi le concept d’intersectionnalité ?

    J-L.M. L’intersectionnalité n’est pas une ligne politique ! Il s’agit d’un outil sociologique étudiant les effets de la superposition de différents phénomènes sociaux, notamment de discrimination. Il n’y a rien de plus banal que cela. Seuls des ignorants, comme la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, peuvent vouloir s’en prendre à cela, en voyant des « islamo-gauchistes » partout dans l’université. 

    De la même façon, certains affirment qu’on voudrait aujourd’hui tout « déconstruire ». Mais c’est aussi vieux que Derrida et ce que les Américains appelaient les « french studies » ! Où est le problème à vouloir essayer de déconstruire une réalité pour en comprendre les composantes et voir comment elles s’agencent ensemble ? C’est une discipline scientifique, cela n’a jamais été un programme politique ! 

    Idem pour la supposée « théorie du genre ». Cela n’existe pas. Il y a juste des études sur le genre. Car oui, comprendre la relativité des genres qui sont des constructions culturelles est indispensable. Pourtant en dépit de l’altérité entre les hommes et les femmes, ce que nous avons de semblable est plus fort. Ces concepts sont simplement des intermèdes pour la pensée. Comment, en France, avons-nous pu devenir assez bêtes pour aller combattre la pensée intersectionnelle ou la déconstruction ? 

    R.E. L’intersectionnalité avait une raison d’être dans les années 1970, c’est une évidence. Il fallait aux femmes noires lutter sur le double front du patriarcat noir et du racisme blanc. Dans les faits, l’intersectionnalité est née à ce moment-là, et elle avait sa vertu. Mais l’intersectionnalité est aujourd’hui le prête-nom d’une minoration du féminisme au profit d’un antiracisme à mon avis devenu fou. C’est en cela que Houria Bouteldja est intéressante. Ces recommandations (ne pas porter plainte pour viol si l’agresseur est noir comme sa victime) ou bien ces considérations stratégiques ("Mélenchon, c’est un butin de guerre") délivrent le fin mot de l’intersectionnalité et ses intentions cachées. Houria Bouteldja, c’est le point d’aboutissement de la logique intersectionnelle. Pour le dire simplement, on commence par inventer un féminisme qui s’oppose à la pénalisation du harcèlement de rue au nom de l’antiracisme, et on finit par inviter les victimes de viol à étouffer au nom de l’intérêt supérieur de la lutte. 

    Et que pensez-vous des débats autour de la « cancel culture » ?

    J.L-M. Alors là, on bat des records ! J’ai d’ailleurs pris beaucoup de temps à comprendre de quoi il s’agissait (rires). La « cancel culture » en France, cela a commencé en 1789 : on a foutu par terre la Bastille ! Cela n’a vraiment rien de nouveau. 

    R.E. Au fil de l’histoire, on a bien sûr rebaptisé des lieux. La place Saint-Germain-des-Prés est par exemple devenue la place Sartre-Beauvoir. Soit. Qu’une société évolue, intègre de nouveaux mots, change de hochets, ce n’est pas de la cancel culture. La « cancel culture », c’est le projet orwellien de faire au passé le procès des valeurs du présent. Dans 1984, Orwell élabore le concept de « mutabilité du passé ». Le ministère de la Vérité s’occupe de la mémoire, et fait qu’un jour, les individus pensent qu’Eurasia et Océania sont des amis héréditaires, et le lendemain que ce sont des ennemis de toujours. La « cancel culture » se trouve dans cette réécriture de l’histoire. 

    J.L-M. Vous êtes en train de décrire la propagande des États-Unis ! Un jour, les Turcs sont nos alliés, le lendemain nos ennemis, le surlendemain à nouveau nos amis. Et la presse de suivre.