• Affaire du camion charnier : un procès révèle les détails sordides de « la cellule de passeurs » belge
    https://www.mediapart.fr/journal/france/171221/affaire-du-camion-charnier-un-proces-revele-les-details-sordides-de-la-cel
    Le parquet fédéral belge a requis une peine de 15 ans d’emprisonnement à l’égard d’un ressortissant vietnamien résidant à Bruxelles, pour trafic d’êtres humains et direction d’une organisation criminelle. Il comparaissait, les 15 et 16 décembre, aux côtés de 22 autres prévenus. Presque tous étaient accusés de traite humaine, à la suite de l’enquête menée sur la mort de 39 migrants, retrouvés étouffés dans un camion au Royaume-Uni en 2019.

    Ce procès à Bruges a remis en lumière de sordides détails méconnus du périple des 39 victimes de 2019, huit femmes et 31 hommes, âgés de 15 à 44 ans. Déposés le 22 octobre à Bierne, une commune française du Nord (59), les Vietnamiens avaient transité par des cellules de passeurs en France, en Allemagne et donc en Belgique, avant d’être massés dans un conteneur frigorifique sans ventilation, avec la complicité du routier britannique. Coût du franchissement de la frontière belgo-britannique : 11 800 euros par personne, soit un demi-million d’euros de gain pour les passeurs. On ignore encore pourquoi la cargaison était si chargée. Le réseau serait soupçonné d’avoir ajouté dans l’urgence neuf passagers, probablement destinés à un autre convoi, raté en raison d’un contrôle de police en France, quelques jours plus tôt.

    Le refroidissement du conteneur n’était pas activé, il faisait 11,7 degrés, au début du voyage, vers midi. À l’escale du port de Zeebruges, les autorités douanières belges le pensaient de retour d’une livraison de biscuits, à en croire le bon de marchandise. Cinq heures plus tard, la température du conteneur était montée à 28 degrés. L’une des victimes avait enregistré une note vocale où l’on entend une personne en détresse respiratoire, des gens tambouriner sur les murs… « Chérie, peut-être que je vais mourir dans le conteneur, je ne peux pas respirer », écrivait un passager de 18 ans, qui n’a pas eu le temps d’envoyer son SMS. À 1 h 15, il faisait 38 degrés. À 2 h 13, le chauffeur originaire d’Irlande du Nord qui avait chargé la remorque avait découvert le carnage dans une zone industrielle, près de Londres. Des cadavres couchés les uns contre les autres.

    Après un bref rappel des faits glaciaux dans l’enceinte du tribunal belge, Me Arnou, représentant des organisations Myria et Pag-Asa qui défendent les victimes de traite, qui se sont constituées parties civiles, s’attache au rôle présumé des hommes dans l’acheminement des exilés. D’après l’enquête, 15 exilés ayant transité par les deux appartements « stockhouses » loués par M. Hong sur une avenue d’Anderlecht, un quartier de Bruxelles, étaient sommés de rester très discrets, de peu sortir. Ils auraient vécu parfois à dix dans ces lieux de transit, surveillés par des « gardes ». Le ministère public estime que le groupe avait aussi pour habitude de confisquer de manière générale les passeports de ses victimes, les utilisant ensuite lors de contrôles policiers ou d’achats divers. M. Hong se serait assuré enfin de l’acheminement des exilés, en taxi, jusqu’à Bierne, le 22 octobre. D’après les écoutes, il surnomme ces derniers les « poulets » ou « biens », révèle Me Arnou. Dans la salle, M. Hong dément : ce n’est pas sa voix sur les écoutes, argue-t-il.
    « Ce n’est pas du trafic d’êtres humains, c’est un meurtre »

    Les quatre autres ressortissants vietnamiens, impassibles, expédient tout autant les chefs d’accusation. Les dix chauffeurs de taxi, pour beaucoup d’origine marocaine, souvent en pleurs, sont les plus loquaces. Accusés d’avoir transporté sciemment des candidats à l’exil, souvent sur demande de M. Hong, ils clament tous leur innocence. Comment pouvaient-ils savoir, s’écrient-ils, que ces clients « à l’allure soignée » étaient des victimes de trafic ? Huit ans de prison ont été requis contre l’un de ces chauffeurs, Monsieur F.[2], 30 ans. L’homme aurait transporté une cinquantaine de victimes au cours de 53 trajets en deux ans « sans le savoir », se défend-il. Il a conduit des victimes lors de la fameuse course de Bierne le 22 octobre 2019 et a continué d’acheminer des Vietnamiens après le drame dans d’autres lieux. Monsieur F. sanglote, pris de spasmes à la barre. Il n’a pas fait « le lien » entre ces morts du camion charnier et ses clients, plaide son conseil Me Landuyt.

    « La première fois, les [accusés] m’ont hélé dans la rue. Je prenais juste 1,7 euro par kilomètre. Jamais je n’aurais pu imaginer ce qu’ils faisaient. Je ne posais pas de question parce que ce n’était pas mes affaires », explique le père de famille en larmes. Il dit aussi avoir « été contrôlé dix fois par les autorités », qui l’ont laissé repartir. « Toutes ces personnes sont décédées, c’est affreux. Je vais devoir vivre avec ça », ajoute un autre chauffeur, Monsieur T. Ce trentenaire en costume sera l’un des rares accusés de ce tribunal austère à avoir un mot pour les victimes du camion charnier. « On fait le procès des chauffeurs, au prétexte qu’ils auraient “dû savoir” que ces clients étaient victimes, alors que rien ne le montrait, plaide un autre avocat, Me Flamme. Lorsque les capitaines de ferry ou les pilotes d’avion de ligne transportent des victimes de trafics, sont-ils incriminés ? C’est ici de la discrimination. »

    Ferme, Ann Lukowiak, magistrate du parquet fédéral, souligne dans son réquisitoire « les faits [...] moralement répréhensibles et particulièrement dégoûtants ». Elle raconte son effroi, lorsqu’elle a vu ce camion où il restait une trace de « main ensanglantée » sur la porte. « Appeler ça du trafic d’hommes, c’est banaliser les faits, c’est un meurtre », lâche l’avocat de familles anonymes de victimes, Me Fleischer.

    Le verdict belge est attendu le 19 janvier. Dans cette affaire internationale, les investigations françaises sont toujours en cours. Dans le volet britannique, sept hommes ont déjà été condamnés à des peines allant de trois à 27 ans de prison. Au Vietnam, quatre hommes ont été condamnés à des peines allant de deux ans et demi à sept ans de prison.

    « Je veux être jugé dans mon pays », a soudain réclamé M. Hong, aux dernières minutes de l’audience. Loin d’ici, au Vietnam, « personne ne parle de ces procès, raconte Mimi Vu, chercheuse indépendante sur l’esclavage moderne. « Les “agences”, comme on appelle ici les réseaux, sont loin d’avoir stoppé le trafic depuis l’affaire du camion. Au contraire, elles ont fait monter les prix avec cynisme, au prétexte que les personnes décédées n’avaient pas payé le trajet assez cher. »