kaparia

animateur d’un espace de création dans le quartier de Kypseli, Athènes

  • En #Grèce, sur l’île d’Eubée dévastée par le feu, les habitants survivent dans un décor d’apocalypse

    Par Marina Rafenberg (Limni, envoyée spéciale) // photographies d’Enri Canaj
    Publié le 09 janvier 2022 à 01h56 - Mis à jour le 09 janvier 2022 à 15h30

    REPORTAGE

    En août 2021, plus de 50 000 hectares de l’île ont été anéantis par des #incendies. La plupart des aides promises par l’Etat grec se font toujours attendre, fragilisant les espoirs de reconstruction.

    Sur la route sinueuse qui mène à Limni, petite ville balnéaire du nord de l’île grecque d’Eubée, la pluie ruisselle sur les collines décharnées et les carcasses d’arbres brûlées, souvenirs d’un été cauchemardesque où le feu a détruit plus de 50 000 hectares. La terre a toujours la couleur du charbon mais sa consistance est boueuse. Le brouillard enveloppe le paysage de désolation où la nature est loin d’avoir repris ses droits. Des mules qui transportent des troncs entiers apparaissent dans la pénombre d’une soirée froide de novembre.

    La scène semble être sortie d’un film en noir et blanc du réalisateur grec Theo Angelopoulos. Avec le bruit des tronçonneuses, les poils se dressent. « Attention, c’est parti ! », s’exclament Dimitris Stamoulis et son ami Yannis. Perchés sur les hauteurs d’une falaise, les deux acolytes lancent une grume de bois vers le précipice. La terre tremble légè­rement. Plus bas, des collègues récupèrent les rondins pour construire des digues.

    Dans cette région dévastée en août par les flammes, les habitants craignent désormais de subir de fortes inondations et des éboulements de terrain. « Maintenant que les arbres ne sont plus là pour retenir les pluies, il y a un grand risque d’une nouvelle catastrophe, explique le trentenaire Dimitris Stamoulis, ­casquette sur la tête et barbe ébouriffée. On a évité qu’il y ait des morts sur l’île cet été. Mais au­jour­d’hui on craint d’enterrer du monde si les travaux anti-inondations n’avancent pas assez vite. »

    L’Etat a débloqué 24 millions d’euros, et 33 coopératives forestières, soit 600 personnes, s’affairent dans toute la région pour couper les arbres, installer des digues et des barrages. La plupart des ouvriers viennent du nord de la Grèce. Mais certains, comme Dimitris Stamoulis, sont des résiniers, au chômage depuis les flammes de l’été.

    Comme lui, environ 1 500 personnes vivaient de la résine du pin à Eubée. Elle sert à fabriquer des colles industrielles, des cosmétiques, de la peinture, ou le retsina, vin traditionnel grec. Jusqu’en 2020, sur les 6 500 tonnes produites dans toute la Grèce, 5 500 provenaient d’Eubée. L’exploitation de la résine apportait à l’île environ 5,5 millions d’euros de revenus chaque année. Une manne financière aujourd’hui disparue.

    « 35 % de la population est actuellement au chômage, constate, exaspéré, le maire de Limni, Giorgos Tsapourniotis. Nous attendons encore les aides de l’Etat… Malheureusement, nous sommes en Grèce et la bureaucratie ralentit tout le processus. » Le gouvernement s’est pourtant engagé à dépenser 500 millions d’euros, soit 0,3 % du PIB nominal, pour l’indemnisation, la restauration et la reconstruction. Des aides allant jusqu’à 8 000 euros ont été promises aux agriculteurs et aux entreprises ­touchés. Mais ils sont encore nombreux à les attendre.

    Emplois perdus

    Dans cette région de l’île, 300 maisons, une trentaine d’entreprises, plus de 300 bêtes et un millier de ruches ont brûlé, selon les estimations que le maire a dressées auprès des autorités. Station balnéaire un peu désuète de 2 000 âmes, Limni vivait du tourisme, et l’arrière-pays des terres agricoles et de la résine. Les maisons néoclassiques du petit port ont été épargnées mais sur les ­hauteurs quelques pins et bâtiments ont été attaqués par les flammes.

    Certains craignent que les touristes ne reviennent pas de sitôt. Giorgos Tsapourniotis redoute aussi l’exode des plus jeunes vers les villes : « Pour le moment, peu de familles sont ­parties, mais jusqu’à quand ? Tout le monde sait que si la situation ne s’améliore pas, il faudra envisager l’exil. Même si beaucoup d’habitants éprouvent un grand amour pour leurs terres et ne veulent pas s’y résoudre. »

    Dimitris Stamoulis, père d’un fils de 5 ans, a déjà fait l’expérience de la ville. En 2012, il avait quitté son ­village, Myrtias, situé à 5 kilomètres de Limni, pour Athènes, où il s’était reconverti en chauffeur de taxi. La crise sanitaire a eu raison de ses rêves de citadin. Début 2020, il est revenu dans son hameau, où « l’air était pur et la vue reposante ». Mais les flammes ont anéanti ses projets de résinier passionné, et son verger qu’il aimait tant. Il doit de nouveau trouver un autre métier.

    « Il faudra une trentaine d’années pour que les pins puissent repousser et être de nouveau exploitables. Je dois subvenir aux besoins de ma famille. C’est pourquoi j’ai accepté d’intégrer un programme de l’Etat qui, pendant sept ans, me permet de travailler à nettoyer les bois et à replanter des pins. » Un nouveau contrat qui lui rapporte 788 euros net par mois. Avec la collecte de résine, son salaire atteignait environ 1 000 euros net par mois. « Le travail avec les pins, c’est fini. C’est avec regret que je quitte ce métier. Je l’ai aimé, il me ­rapportait bien mais je n’ai plus le choix… Et je ne veux pas retenter une nouvelle aventure en ville », note-t-il avec amertume.

    Le père de Dimitris Stamoulis, Zisimos, travaillait lui aussi dans la résine. Dans les années 1980, 3 500 résiniers habitaient le nord de l’île. Au début des années 2000, une soixantaine d’enfants étaient encore inscrits à l’école du village. Elle n’existe plus. « Nos campagnes se désertifient. Le drame de cet été ne va évidemment pas améliorer cette tendance », soupire Zisimos Stamoulis dans son jardin bien entretenu, à Myrtias.

    Outre les emplois perdus et la nature réduite en cendres, le sexagénaire s’inquiète de la subsistance au quotidien. « L’hiver est rude dans le nord d’Eubée. Il nous faut des tonnes de branchages pour nous chauffer. D’ici trois ans, les bois saccagés ne pourront plus être utilisés. Va-t-on devoir acheter du pétrole ? Et donc dépenser près de 3 000 euros par an ? Personne ici n’en a les moyens. »

    A une dizaine de kilomètres de Myrtias, dans le village de Strofilia, un autre résinier broie du noir. Par des températures glaciales, cloîtré dans son garage près d’un poêle, Kostas Chatzis, 62 ans, se désole : « Notre métier va disparaître. » Blotti à ses pieds, son chihuahua, Rouf, n’avait pas l’habitude de passer autant de temps avec lui. D’ordinaire, dès l’aube, son maître était au travail. « Depuis trente-deux ans, après la fermeture des mines de pierre ponce de Limni, j’arpentais cette pinède qui a disparu en quelques minutes », raconte-t-il, emmitouflé dans son blouson.

    Pendant des années, il a entretenu la forêt, et percevait pour cela une aide de l’Etat. Ses deux fils sont aussi résiniers. Jusqu’à la fin des années 1990, peu de feux survenaient dans cette zone, affirme-t-il. « Le changement climatique est indéniable. Quand on vit si près de la nature, on le voit concrètement. Mais, dans les événements survenus cet été, il y a d’autres responsabilités. Pendant une décennie, les plans d’austérité ont laminé les moyens des pompiers, des gardes forestiers… »

    Kostas Chatzis dénonce aussi le manque de réaction des secours : « Ils ont laissé les forêts partir en fumée… Pendant trois jours, les Canadair étaient déployés dans le nord d’Athènes où un autre incendie s’était déclaré. Dans les alentours, les jeunes luttaient seuls contre les flammes pour protéger en priorité les maisons. » Ce n’est qu’au bout de dix jours, grâce au Mécanisme européen de protection civile, que les pompiers grecs et plus de 1 000 soldats du feu européens arrivés avec 230 véhicules et 9 avions ont réussi à maîtriser les différents incendies du pays, dont ceux d’Eubée.

    Pour autant, le dynamique sexagénaire ne veut pas se laisser abattre : « Il faudra du temps, plusieurs générations vont subir les conséquences de cette tragédie. Mais le vert va refaire partie de nos vies. » Il sait déjà ­comment faire face : « Il y a quelques années, j’avais investi dans 800 figuiers qui n’ont pas tous brûlé. Je vais développer un business de fruits secs et pousser mes fils sur cette voie. »

    Aides au compte-gouttes

    D’après l’Observatoire national d’Athènes (l’institut qui fait le relevé des catastrophes naturelles), le nombre de feux en Grèce en 2021 a augmenté de 26 % par rapport à 2020, et la superficie carbonisée a bondi de 450 %. Sous l’effet d’une vague de chaleur exceptionnelle, avec une canicule qui a duré plus de dix jours, les incendies ont été particulièrement violents et nombreux au mois d’août.

    Les autorités locales ont dénoncé le manque de pompiers, de moyens aériens, et de prévention. Durant la crise économique, le budget alloué aux brigades du feu est passé de 452 millions d’euros, en 2009, à 354 millions, en 2017, et n’a pas été suffisamment revalorisé depuis. En juin, deux mois avant les feux, le gouvernement avait promis d’investir près de 1,7 milliard d’euros pour lutter contre les incendies, grâce à des fonds européens et à la Banque européenne d’investissement.

    Le nombre de gardes forestiers a lui aussi été réduit dans tout le pays, passant de 1 200 à 500 en dix ans, selon l’Union nationale des employés des services forestiers. Des problèmes de gestion des forêts se posent aussi depuis des décennies : le débroussaillage des champs et l’élagage des arbres se font trop rares, les chemins d’accès pour les pompiers et les citernes dans les forêts sont quasi inexistants, et des cartes forestières ­précises manquent.

    A la sortie de la commune de Strofilia, au croisement de plusieurs routes, des agriculteurs sont réunis devant un conteneur blanc. Ce centre de lutte et de solidarité pour les victimes des incendies a été mis en place après les feux pour récolter des vivres, des médicaments et du foin pour les animaux.

    Autour de Babis Tsivikas, représentant du syndicat des agriculteurs d’Eubée, les plaintes fusent lors de cette réunion informelle, mi-novembre. « Pourquoi le premier ministre met-il tant de temps à venir sur place ? », lance un jeune résinier en chemise à carreaux. « Quand allons-nous recevoir l’argent promis ? », enchaîne un apiculteur aux traits tirés et à la barbe de plusieurs jours. « Où sont les représentants du ministère de l’agriculture ? », continue un éleveur quadragénaire à la carrure imposante.

    Le premier ministre, Kyriakos Mitsotakis, est venu constater les dégâts le 14 décembre 2021. Accueilli à Istiaia par des manifestants énervés, vite écartés par des forces antiémeutes, il a annoncé la construction d’une nouvelle route afin de désenclaver la région, la mise en place d’une plate-forme, « Eubée après », sur laquelle tous les citoyens pourront faire leurs propositions pour aider à la reconstruction, et ­réitéré la promesse de dédommagements aux victimes.

    Devant une assemblée d’habitants d’Istiaia et de l’ensemble de la région, il a fait son mea culpa : « Le mois d’août a été traumatisant pour tout le monde, en premier lieu pour vous, car vous avez été confrontés à une immense catastrophe naturelle et écologique. C’était aussi une période très difficile pour nous. Des efforts immenses ont été déployés pour faire face à cet incendie. Mais nous n’y sommes pas parvenus. Je suis très honnête, je l’ai dit au Parlement, je le répète ici, malheureusement, ce feu nous a dépassés. »

    Un aveu qui n’apaise pas la colère. « Les agriculteurs, les professionnels du tourisme, tous les secteurs ont été touchés et n’ont pour l’instant reçu que des aides infimes, s’agace le syndicaliste Babis Tsivikas, assis sur une chaise en plastique devant la caravane blanche de Strofilia. Même les personnes qui ont perdu leurs maisons n’ont reçu que 2 000 ou 3 000 euros ! »

    Un responsable chargé de la reconstruction pour Eubée a été nommé par le gouvernement conservateur. « Il nous parle de master plan, d’investissements d’avenir, de construction de groupes hôteliers, d’éoliennes et de panneaux solaires, poursuit le trentenaire. Ils veulent qu’on devienne tous des entrepreneurs et, bien sûr, qu’un musée des résiniers soit créé pour que les futures géné­rations se souviennent du métier de leurs ancêtres. Nous sommes dans une situation ­tragicomique, mais nous n’avons pas envie de rire. »

    Installé à sa droite sur un tabouret, sirotant un verre de tsipouro, eau-de-vie traditionnelle, Giorgos Kedris ne mâche pas non plus ses mots. Sur les 1 200 oliviers qu’il possédait, seule la moitié va redevenir productive dans cinq ou six ans. Son champ est désormais rempli d’arbres aux branches dorées ou grisâtres, certains ont été déracinés. « Le ministère de l’agriculture donne 16 euros de dédommagement pour un olivier abîmé, mais rien que pour le planter, l’entretenir, l’arroser, ce n’est pas suffisant, ils se moquent de nous », s’énerve le cultivateur aux cheveux poivre et sel.

    Kostas Papagelis, apiculteur, arrive en pick-up gris au point de réunion. Il revient de Chalkida, à près de deux heures de route, où il a relocalisé les 50 ruches sauvées des flammes sur la centaine qu’il possédait autour de Strofilia. Le nord d’Eubée était parmi les régions grecques les plus prisées des apiculteurs en raison de son microclimat, sa biodiversité et ses forêts de pins préservées qui offraient des ­conditions idéales à la production d’un miel recherché.

    Environ 2 500 apiculteurs y exerçaient, et environ 40 % du miel de pin grec était produit sur l’île. « A Chalkida, au moins, il reste des fleurs à butiner, explique-t-il. La seule aide que ­j’obtiens provient de citoyens qui nous envoient des caisses de nourriture – des sirops et du pain de sucre – pour les abeilles. Je les en remercie mais c’est une goutte d’eau pour mes reines assoiffées ! »

    Recours au privé

    Prairies fertiles, vallées abondantes, Eubée, dont le nom signifie « bon bétail » en grec ancien, était aussi idyllique pour l’élevage. Dans le nord, des milliers d’éleveurs s’étaient installés sur ses terres riches, depuis des générations. Dans le village perché de Kourkouli, Vassilis Christodoulou a réussi à ­sauver 120 chèvres et moutons sur les 600 bêtes de son troupeau. Président de la commune de 200 habitants, il dit ne plus rien attendre du gouvernement. Il souhaiterait mettre en place une coopérative des éleveurs, éviter les intermédiaires et vendre à un meilleur prix la viande et le lait.

    Le quadragénaire a fait appel à la fondation Stavros Niarchos, du nom du célèbre armateur mort en 1996. « Puisque l’Etat n’est pas efficace, nous devons nous tourner vers le privé, estime Vassilis Christodoulou dans un café du village. La fondation est venue nous rendre visite avec un ingénieur agronome, un avocat, un comptable pour nous conseiller et proposer des projets concrets. »

    A une dizaine de kilomètres, au bout d’un chemin cabossé, dans le vallon de Kechries, Aris Tsoupros, 60 ans, serait partant pour la mise en place d’une coopérative. « Nous vendons notre lait 80 centimes alors que dans d’autres régions il est à 1,20 euro : pourquoi ? Il faut trouver une solution ! »

    Cet été, il a perdu 20 chèvres, il lui reste encore une cinquantaine de moutons. « Le ministère de l’agriculture propose 35 euros de dédommagement par bête, mais il faut compter près de 100 euros pour en racheter une. » Son fils, qui a perdu la moitié de son troupeau de 40 moutons, a déménagé à Athènes. « Il est parti mais moi, à mon âge, je ne vais pas refaire ma vie, lance-t-il. Je vais rester ici et me battre pour ma terre. »

    Alors, avec des amis et sous l’œil de Garyfallia, sa mère de 80 ans, Aris Tsoupros rebâtit un hangar, avant la naissance des agneaux qui approche. La retraitée mène à la baguette son fils, qui l’appelle ­ « l’architecte », mais elle prend aussi le temps de caresser le sanglier de 4 ans qu’elle a adopté. « Nous avons perdu des chevreaux, leurs fantômes nous hantent encore mais la vie reprend le dessus, assure la vieille femme. J’ai connu la guerre, la dictature, cette épreuve ne doit pas nous effrayer, nous allons retrouver nos collines verdoyantes. »

    A l’entrée d’un village désert, Thanassis Livadias, un marin qui a navigué sur toutes les mers du monde, avait nommé le restaurant qu’il avait ouvert à sa retraite Paradiso. « C’était pour moi l’endroit sur terre où je me sentais le mieux, mon jardin d’Eden, témoigne-t-il, ému. Les pins, les oliviers, les vergers, la flore et la faune si riches… Il ne reste rien. Désormais, nous nous regardons les uns les autres en nous demandons de quoi notre avenir sera fait… »

    A l’orée des bois, pourtant, il a trouvé il y a quelques jours des cyclamens et des repousses d’arbustes. Le soleil perce les nuages et la luminosité redonne des couleurs chatoyantes à la campagne. « Ça doit être le signe ­qu’Eubée va renaître. Malgré ma tristesse, je veux y croire. »

    https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2022/01/09/en-grece-la-difficile-reconstruction-de-l-ile-d-eubee-apres-les-incendies-de