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L’espace d’un instant, et inversement.

  • « Un système d’emprise » : un professeur du lycée Henri-IV suspendu, trois étudiantes témoignent
    https://www.marianne.net/societe/education/un-systeme-demprise-un-professeur-du-lycee-henri-iv-suspendu-trois-etudian

    Un professeur de classe préparatoire du très prestigieux lycée Henri-IV à Paris a été suspendu mi-janvier. Une enquête administrative a été ouverte après qu’au moins deux étudiantes l’ont accusé d’avoir obtenu des rapports sexuels alors qu’elles étaient sous son emprise. Pour « Marianne », ces étudiantes racontent.

    • Un professeur de classe préparatoire du très prestigieux lycée Henri-IV à Paris a été suspendu mi-janvier. Une enquête administrative a été ouverte après qu’au moins deux étudiantes l’ont accusé d’avoir obtenu des rapports sexuels alors qu’elles étaient sous son emprise. Pour « Marianne », ces étudiantes racontent.
      « À 18 ans c’est vrai, on est majeures. Mais dans un système comme Henri-IV, en classe préparatoire, on n’est absolument pas armées contre des professeurs qui ont d’autres intentions que d’enseigner. » Hahn (prénom modifié) s’en veut d’avoir « pris autant de temps à parler ». En janvier, elle a dénoncé auprès de son école la relation d’emprise qu’un professeur a entretenue avec elle, lorsqu’elle était étudiante en classe préparatoire à Henri-IV. L’enseignant (qui a refusé notre demande d’entretien), a été suspendu courant janvier et une enquête administrative a été ouverte, a confirmé le rectorat à Marianne vendredi
      11 février, après que deux autres témoignages ont été rapportés à la direction de l’établissement.
      Début janvier 2022, la jeune fille contacte la direction du prestigieux lycée. À la faveur d’un changement de direction, l’ancienne étudiante sollicite un entretien « pour des faits de violences sexuelles et de harcèlement » survenus sept ans plus tôt. « Je ne pouvais pas supporter que ce qui m’est arrivé se reproduise. » Son récit est pris très au sérieux par la nouvelle directrice de l’école, arrivée à la rentrée 2021-2022, qui accepte de la recevoir. « J’avais peur d’être vue comme une hystérique, qu’on ne comprenne pas que c’était l’affaire d’un système et donc, de l’institution. Mais la nouvelle directrice a été d’une grande écoute et d’une réactivité irréprochable. »
      Dans le bureau de la cheffe d’établissement, Hahn, venue avec sa mère, raconte comment, pendant son année de khâgne en 2014 et alors qu’elle n’a que 18 ans, elle a été « harcelée » jusqu’à être contrainte de céder à des rapports sexuels par un professeur de lettres connu et très respecté dans l’établissement. « Tout le monde savait qu’il draguait les étudiantes », ont confié à Marianne plusieurs anciens de Henri-IV qui l’ont eu pour professeur. L’homme joue volontiers les provocateurs et ses élèves s’en souviennent : lorsqu’en classe il évoque notamment « ses maîtresses de vingt ans », ou quand, seul avec une étudiante pour un examen oral, il insiste à la faire disserter sur la sexualité de Candide, le héros de Voltaire. « Il trouvait des références sexuelles dans tous les textes que nous étudiions », se rappelle Hahn.
      « DES MAILS DE PLUS EN PLUS INTIMES »
      La jeune fille est arrivée en prépa à Henri-IV à 17 ans. Ses résultats ne décollent pas, c’est une habituée du bas du tableau. Elle rencontre Alain (prénom modifié), professeur de lettres « charismatique, spontané. Il a une aura, une sorte d’éloquence » ; mais à cet âge-là, l’adolescente ne l’envisage qu’en tant que professeur. Au conseil de classe, en fin de première année, elle le sollicite. La pression qui pèse sur elle et ses camarades est à son paroxysme : tout le monde veut passer en khâgne classique, seule voie acceptable aux yeux de l’intelligentsia littéraire du Ve arrondissement. « J’ai écrit un mail à Alain en lui disant que je souhaitais vraiment passer en classique, je lui ai demandé de soutenir ma demande. » Une méthode très répandue à Henri-IV : « Tous ceux qui ont des notes moyennes demandent aux professeurs d’intervenir. Ils ont un ascendant démesuré, peuvent te descendre pour un mot de trop en cours, malgré de bons résultats, ou sauver ton passage s’ils t’ont remarqué », confirme à Marianne une ancienne étudiante.

      Hahn apprend bientôt qu’elle est acceptée en khâgne classique. « Il m’a écrit que sa voix avait été déterminante. J’étais tellement reconnaissante... C’est là qu’il a commencé à m’envoyer des dizaines de mails, d’abord sur des sujets littéraires, puis de plus en plus intimes », analyse-t-elle aujourd’hui. L’enseignant lui propose un café ; Hahn, flattée, s’imagine lui parler de littérature, des concours et de ses études. « J’étais peut-être naïve, mais pour moi, ça ressemblait beaucoup à un café post-conseil de classe avec un prof investi ». Elle a 18 ans, lui 45.
      « J’ÉTAIS TÉTANISÉE »
      Puis l’enseignant l’invite à des marches nocturnes dans Paris – de musées en cafés. « Quand je pense à l’adolescente que j’étais à l’époque. J’avais 18 ans c’est vrai, mais je n’avais jamais eu de relation sexuelle ni amoureuse avec qui que ce soit. M. L. était une figure d’autorité intellectuelle. Je n’avais pas les ressources pour dire non. » Ce soir-là, il lui intime de le tutoyer et de l’appeler par son prénom. « Devant le Palais de Justice de Paris, il m’a bondi dessus, m’a plaquée contre un kiosque à journaux, m’a embrassée. » « J’avais beau être vierge, j’ai bien senti que ce n’était pas normal. J’étais tétanisée, il gémissait, me touchait, c’était très sexuel. Je suis comme sortie de mon corps, je me suis fermée. » Quand il insiste pour passer la nuit avec elle, la jeune fille prétexte devoir rentrer dormir chez sa grand-mère.
      Aujourd’hui, Hahn analyse les mécanismes mis en place : un « enchaînement de sentiments de culpabilité », décrit-elle. « Je lui devais mon passage en khâgne, je ne pouvais pas laisser ses mails sans réponse. Et puis j’avais répondu à ses mails, impossible de refuser un café. Et puisque j’avais accepté ces cafés, je devais aller marcher avec lui. Et une fois que j’avais accepté cette balade nocturne, finalement, tout ce qui s’est passé après, je l’avais un peu cherché. » Et de constater : « Je me suis laissée faire. À partir du moment où j’avais dit le premier "oui", je ne pouvais pas arrêter. Il était hors de question d’aller contre sa volonté. »
      « COMME UN OBJET »
      La jeune fille se souvient de ce professeur comme d’un homme
      « particulièrement insistant ». Rapidement, Hahn fait tout pour éviter d’être seule avec lui. Il la « harcèle » via des mails quotidiens, des SMS constants et même des lettres manuscrites. « Je refusais les invitations le plus possible puis, quand je sentais que je n’avais plus le choix, je finissais par accepter. » Ils se retrouvent alors dans un café, puis vont marcher. « Il cherchait un endroit, comme une porte cochère par exemple, et commençait à me toucher. Je me laissais faire. J’étais comme un objet. »
      Hahn est alors étudiante en khâgne classique, à Henri-IV. Si M. L. n’est plus son professeur, il demeure un personnage influent de l’établissement. L’étudiante tente d’ailleurs de l’éviter dans les couloirs de l’école : « Il m’a clairement dit qu’il prenait du plaisir à m’y croiser. Il disait que c’était excitant pour lui de faire semblant, qu’il pensait à moi, fantasmait sur moi. » L’étudiante se renferme : elle ne parle de cette histoire à aucun de ses amis, qui s’inquiètent de sa distance. Les demandes de M. L. se font de plus en plus pressantes, il insiste pour que Hahn l’accompagne chez lui.
      « NOS ÉCHANGES ONT DÉBORDÉ »
      Un soir, après avoir accepté un de ces cafés, elle finit par céder. L’enseignant la ramène chez lui, en Île-de-France. « On était à peine arrivés qu’il s’est déshabillé. J’ai voulu garder le bas. C’était ma première fois : j’essayais de le repousser ou je restais en "sarcophage", les bras en croix sur la poitrine. C’est arrivé deux, peut- être trois fois. » Après quoi, elle parvient à mettre fin à ces rencontres. « Une fois, je lui ai dit que je voulais arrêter. J’ai dit : "Je veux que ça se termine". Il m’a répondu : "Fais attention, je peux te faire bien plus de mal que tu ne le penses." Entre une menace sur mon avenir à Henri-IV, ou une véritable menace de violences physiques, je ne savais pas à quoi j’avais affaire. »
      À LIRE AUSSI : "Non, Henri-IV et Louis-le-Grand ne sont pas des usines à héritiers apatrides !"
      C’est ce récit qui a déclenché l’enquête administrative et la suspension conservatoire de M. L., confirmées le vendredi 11 février à Marianne par le rectorat. Mais ce n’est pas le seul. En sortant de l’entretien avec la cheffe d’établissement, Hahn pense à deux autres étudiantes, dont la rumeur veut qu’elles aient vécu une histoire avec ce même professeur : Manise et Émilie (prénoms modifiés). Elle décide de les contacter et leur demande de faire un signalement.
      Émilie aussi n’avait que 17 ans lorsqu’elle arrive de Poitiers et rencontre Alain Contrairement à Hahn, la jeune étudiante obtient d’excellents résultats et termine première de sa classe en lettres. Lorsqu’elle recommence une année de khâgne un an plus tard – et qu’il n’est plus son professeur – Alain lui propose de boire un café. Avenant, il se met à partager des cigarettes, lui envoie SMS et mails quotidiens et les invitations se multiplient. « Il me confiait de plus en plus de choses, des messages très personnels et, subrepticement, nos échanges ont débordé », analyse-t-elle auprès de Marianne. Elle estime aujourd’hui que « de l’été 2015 à l’été 2016, il a bâti tout son système d’emprise ».
      « JE TREMBLAIS COMME UNE FEUILLE »
      Progressivement, le professeur prend la place d’une « figure tutélaire ». Émilie non plus n’a encore jamais eu de relation amoureuse et ne perçoit pas son professeur de cette façon-là. « On ne s’était encore jamais intéressé à moi et je n’en ressentais pas l’envie. On ne pensait qu’au travail, je n’avais jamais vraiment sexualisé mon corps. » De messages en messages, Alain lui confie ses angoisses, ses problèmes psychologiques et la jeune fille, qui subit des crises d’angoisse régulières, s’ouvre sur les siens.
      En juillet 2016, Émilie est admise à l’École normale supérieure. Pour fêter ça, Alain insiste pour l’inviter au restaurant. Au retour du dîner, elle reçoit de nombreux SMS. « Je ne sais pas comment te dire mais tu me manques », lui écrit-il notamment. Émilie comprend qu’il « veut plus qu’une amitié fusionnelle ». Et panique. « À aucun moment, je n’ai pensé que je pouvais lui dire non. Ce n’était tout simplement pas envisageable. » Comme Hahn, Émilie accepte, de guerre lasse, de le rejoindre chez lui. Elle a 19 ans, lui, 46. « J’étais inerte, je m’en excusais d’ailleurs. Je tremblais comme une feuille, c’était horrible. » C’est aussi la première relation sexuelle de la jeune fille :
      « Aujourd’hui, je me dis que ce n’est pas possible de ne pas se rendre compte que son partenaire est dans cet état-là. Je dissociais complètement, je tremblais, j’avais mal. J’avais tellement mal que j’ai fini par lui demander d’arrêter. »
      « MODE OPÉRATOIRE »
      Alors même que ses relations sexuelles avec Alain lui font « horreur » et qu’elle en souffre physiquement, elle reste longtemps incapable d’y mettre un terme.
      « J’étais devenue sa créature, je pensais exactement comme lui, j’avais les mêmes opinions, les mêmes idées que lui. » Émilie sombre peu à peu. « Il me disait que j’étais maniacodépressive. » Elle traverse alors une période très difficile et passe plusieurs jours en hôpital psychiatrique. « Cette histoire avec lui a complètement détruit ma capacité à avoir une relation amoureuse et sexuelle saine. Ça a engendré un processus d’autodestruction très fort. » Elle parvient à le quitter en janvier 2017, six mois plus tard : intégrée à l’ENS, elle s’y fait des amis, rencontre des garçons de son âge. « Mais c’était comme de l’abandonner, je me sentais responsable », se souvient-elle.
      Manise, qui a également déposé son témoignage auprès de la direction, voit dans ces relations successives « un véritable mode opératoire ». Elle est arrivée à Paris, en hypokhâgne à Henri-IV, à l’âge de 16 ans. Lorsqu’elle contacte Alain, elle est en deuxième année, il n’est plus son professeur. Ses notes de français ont chuté, elle cherche de l’aide pour pouvoir préparer le concours de l’École normale supérieure. La même relation s’installe : échange de mails, cafés, théâtres et restaurants. « Il me décrivait ses fantasmes sexuels de façon très crue. Il me parlait aussi de ses errances psychologiques, il disait qu’il avait “de gros problèmes” », confie-t-elle à Marianne.
      Dans ses mails, l’enseignant disserte sur « le mécanisme naturel de séduction de tous les mammifères femelles : la fuite. Il parle de lapines en chaleur qui se cachent contre un mur quand on leur présente un mâle. » Il lui confie aussi ses difficultés avec les femmes : « Il m’a dit très clairement qu’il fallait qu’il arrête d’avoir des relations avec d’anciennes étudiantes, que ça ne lui apportait que des problèmes. »
      NOUVEAUX TÉMOIGNAGES
      Les trois anciennes d’Henri-IV le disent : les « mécanismes d’abus psychologiques entre adultes majeurs sont très difficiles à prouver ». Si elles ne portent pas plainte pour l’instant, les jeunes filles veulent dénoncer ce
      « système » mis en place par Alain. « Il choisit des majors de promo ou des filles qui lui demandent de l’aide. Des filles très jeunes qui n’ont eu que peu ou pas de relation avant. Et il commence à construire son emprise à l’école, en capitalisant sur son aura de professeur respecté et important », pointe Émilie. Hahn abonde : « Je sais combien ça peut retourner la tête d’une adolescente conditionnée par les exigences des classes préparatoires. Je veux seulement que ça n’arrive plus à aucune étudiante d’Henri-IV. »

      Interrogée par Marianne, la direction de l’établissement n’a pas souhaité faire de commentaire. Émilie précise avoir fait un premier signalement en mai 2021, resté sans suite, alors qu’une précédente direction était en place. « La direction actuelle a été irréprochable », tient à préciser Hahn. Cette fois, les trois étudiantes seront bien entendues par le rectorat le 17 février. Après un appel lancé par Émilie sur les réseaux sociaux, de nouveaux témoignages ont été adressés à la direction. Selon les jeunes femmes, au moins deux professeurs étaient au courant des relations qu’Alain entretenait avec ses élèves. Selon Émilie, « l’un de ces professeurs l’a félicité, l’autre s’est amusé de la situation. »
      *Les prénoms et noms ont été modifiés
      Par Jean-Loup Adenor