Construire un mini-réacteur nucléaire contenu dans un cube d’un mètre de côté, qu’on pourrait installer partout sur la planète et qui contribuerait de façon sûre et propre à l’avènement du monde neutre en carbone que nous devons atteindre d’ici 2050 : tel est le grand projet de Jean-Luc Alexandre, ingénieur quinquagénaire passé par Spie Batignolle, Alstom et Suez, et d’Ivan Gavriloff, consultant en innovation industrielle. Ensemble, ils ont fondé la start-up Naarea, qui doit donner naissance à ce nucléaire qui lave plus blanc que blanc.
En les écoutant, il se peut que vous soyez traversé par l’image de Peter Isherwell, ce personnage emblématique du film « Don’t look up », entrepreneur convaincu que sa technologie sauvera la planète de la comète qui la menace... Naarea peut-elle vraiment contribuer à lutter contre le réchauffement climatique ou fait-elle miroiter des solutions impossibles ?
Dans le milieu assez conservateur du nucléaire français, on regarde avec une certaine prudence cette jeune pousse disruptive qui veut ouvrir la voie à un atome qui ne soit ni super-étatique, ni super-centralisé. Tout le contraire de la façon dont cette énergie s’est développée jusqu’à présent dans le monde. A la manière américaine, Jean-Luc Alexandre et Ivan Gavriloff veulent faire collaborer des scientifiques et entreprises ultrapointus peu habitués à travailler ensemble, lever des millions auprès de différents investisseurs, candidater aux appels d’offres publics destinés à soutenir l’innovation, et avancer sur leur voie.
Les réacteurs à sels fondus
Aux Etats-Unis, cette stratégie a permis à plusieurs start-up de pousser des projets de petits réacteurs nucléaires, les Small Modular Reactors (SMR), dont la puissance ne dépasse pas 300 mégawatts (MW) (contre 1 650 pour un EPR). Parmi elles : Nuscale ou TerraPower, soutenue par Bill Gates, qui planche sur deux technologies de réacteurs dont l’une partage beaucoup avec celle retenue par Naarea. Nos deux aventuriers de l’atome ont d’ailleurs « pitché » le célèbre milliardaire, au même titre que des dizaines d’autres investisseurs, en vue d’attirer leurs deniers. Objectif : lever « plusieurs dizaines de millions d’euros dans les prochaines semaines, en amorçage », avant de recommencer, pour rassembler au total 650 millions d’euros sur cinq ans.
Que racontent-ils à leurs potentiels investisseurs ? Que le nucléaire sauvera la planète du réchauffement, et qu’ils disposent d’une technologie qui peut résoudre les problèmes aujourd’hui posés par l’atome. Jean-Luc Alexandre explique : « Le nucléaire représente aujourd’hui 4 à 5 % de l’énergie mondiale. Ce n’est pas à ce niveau qu’on peut avoir un rôle sur le climat. Pour qu’il remplace en grande partie les énergies fossiles, il faut faire dix fois plus. Et pour y arriver, il faut le rendre acceptable en s’attaquant à ce qui ne l’est pas aujourd’hui : les déchets et la sûreté. »
Le réacteur Naarea, plus petit qu’un SMR avec une puissance de 1 à 40 MW, fabriquerait à la fois de l’électricité et de la chaleur. Sur le papier, il fonctionne avec une technologie dite « à sels fondus », contrairement à la quasi-totalité des réacteurs existants qui sont « à eau pressurisée ». Son combustible, liquide, ne remet pas en cause le principe de base de la fission, mais n’a pas besoin d’eau pour se refroidir. Ce qui ouvre des possibles en termes d’implantation : chauffer les villages les plus reculés, aujourd’hui alimentés en fuel, propulser des porte-conteneurs, voire des avions et des fusées, faire tourner des usines, et, pourquoi pas, alimenter les bornes de recharge des véhicules électriques sur les aires d’autoroute.
Cette technologie est aussi censée réduire très fortement le risque d’accident. Comme le détaille l’ingénieur : « Le sel fondu se dilate quand la température augmente. Si celle-ci s’élève trop, il sort de la zone critique et la température descend d’elle-même. Il n’y a pas de risque de fusion comme à Tchernobyl. » Par ailleurs, contrairement aux réacteurs existants, celui de Naarea ne sera pas sous pression, ce qui simplifie sa conception, réduit les contraintes de sûreté et les coûts associés. Une casserole d’eau bouillante reste plus sûre qu’une Cocotte-Minute sans soupape...
Après Astrid
Enfin, parce qu’il s’agit d’un réacteur de 4e génération, il doit produire bien moins de déchets que les réacteurs de 2e génération qui fonctionnent en ce moment en France, ou de 3e génération - celle des EPR de Taishan en Chine, d’Olkiluoto en Finlande ou de Flamanville en France. Il aura en effet la capacité, en fonctionnant avec des neutrons rapides, de valoriser les combustibles usés, y compris les matières hautement radioactives, qui s’accumulent aujourd’hui dans les piscines d’Orano La Hague et d’EDF, et d’éviter qu’ils ne deviennent des déchets. Dans les plans de Naarea, un prototype pourrait être mis en service dès 2026 et construit en série, le réacteur pourrait sortir un mégawattheure à « moins de 40 euros, moins que le charbon » en 2030.
On serait tenté d’y voir des marchands de rêve, si des pointures de la recherche ne faisaient partie de l’aventure. Comme Daniel Heuer, physicien soixantenaire et cerveau du futur réacteur, qui a déjà son bureau au siège de Naarea. Fraîchement retraité, cet ancien directeur de recherche au CNRS a travaillé pendant plus de vingt ans sur... les réacteurs à sels fondus.
Car la technologie n’est pas nouvelle : développée dans les années 1950 aux Etats-Unis, elle a été abandonnée au profit des réacteurs à eau pressurisée, pour lesquels « le retraitement du combustible n’était pas envisagé à l’époque », explique Daniel Heuer, et qui se révélaient plus compétitifs. C’est lui qui dirigera la réalisation des études et du design du réacteur, tout en s’appuyant sur les experts du Commissariat à l’Energie atomique (CEA), auquel Naarea ouvre un nouvel horizon après l’abandon par le gouvernement, en 2018, de son projet de construction d’Astrid, un réacteur de 4e génération à neutrons rapides au sodium.
Jean-Claude Garnier, ancien chef de projet R&D d’Astrid et aujourd’hui responsable du programme Réacteurs de 4e génération au CEA, raconte : « Le cahier des charges d’Astrid avait été défini dans les années 2000. Or, dix ans plus tard, le contexte énergétique et la façon de penser le nucléaire avaient changé. On s’est mis à réfléchir à des réacteurs plus petits, capables de trouver leur place dans un mix contenant beaucoup d’énergies renouvelables... »
Une équipe d’une vingtaine de personnes (contre 200 à l’époque d’Astrid) s’est remise à l’ouvrage sur les différentes technologies qui permettent un recyclage infini des combustibles nucléaires usés, et particulièrement sur les sels fondus. Parmi ces experts, des figures bien connues dans le milieu, comme Joël Guidez, ex-conseiller scientifique du CEA, qui rejoindra lui aussi Naarea. « Ils parlent d’innovation de rupture mais c’est un petit club de retraités ! », s’amuse un expert du nucléaire auprès de l’Agence internationale de l’Energie.
L’appel du pied de Macron
Pourquoi donc ce retour en grâce de la 4e génération, dans un pays qui semblait avoir tourné la page en fermant en 1997 Superphénix, un prototype de réacteur à neutrons rapides au sodium, puis en enterrant le projet Astrid ? Jean-Claude Garnier affirme : « Au début des années 2000, la filière nucléaire s’est demandé comment aller vers plus de sobriété dans la consommation d’uranium, dans l’hypothèse d’un redéveloppement du nucléaire. Un peu comme on a cherché à faire des voitures qui consommaient moins. La 4e génération y contribue. »
Le besoin s’est aussi fait sentir de fabriquer des réacteurs nucléaires ne produisant pas seulement de l’électricité, mais aussi de l’hydrogène décarboné et de la chaleur - un atout de la 4e génération, qui atteint des températures plus élevées. La Pologne et les Pays-Bas ont d’ailleurs déjà montré leur intérêt pour ce nucléaire pour faire tourner leurs usines.
Enfin, en France tout particulièrement, face à la saturation inquiétante des capacités d’entreposage du combustible usé, alors que les pistes de retraitement actuelles rencontrent des difficultés et que l’Autorité de Sûreté nucléaire (ASN) appelle le gouvernement à prendre d’urgence une décision sur l’opportunité de poursuivre l’entreposage de matières radioactives pour un hypothétique usage futur qui n’arrive pas, les opérateurs du traitement du combustible réfléchissent à leur avenir.
Les Etats-Unis, le Canada, la Chine et la Russie n’ont pas tergiversé comme la France. Le gouvernement américain a relancé dès les années 2000 son industrie nucléaire moribonde en lançant des appels à projets, et créé une dynamique de start-up à l’affût de différenciation et d’innovation. Selon Jean-Claude Garnier : « Ce qu’on voit aujourd’hui en France correspond à ce qui s’est lancé il y a dix ans aux Etats-Unis. Et il se passe autant de choses en Chine, qui investit sur toutes les technologies sans exception, mais on en entend moins parler... »
A ce jour, trois réacteurs à neutron rapide au sodium type Astrid sont en construction en Russie et en Chine, et quelques start-up s’intéressent aux sels fondus outre-Atlantique (TerraPower aux Etats-Unis, Terrestrial au Canada..)
Comme là-bas, Naarea, le CEA et d’autres partenaires potentiels tentent de monter un consortium qui pourra répondre à l’appel à projet sur « des technologies de transformation et de rupture sur le nucléaire », annoncé par le président Emmanuel Macron dans le cadre du plan d’investissement France 2030, sur lequel il est encore revenu lors de son discours de relance du nucléaire le 10 février. Celui-ci prévoit en effet d’y allouer 1 milliard d’euros, dont la moitié pour le SMR Neward et l’autre moitié pour des projets type Naarea.
Verrous technologiques
Le sérieux technique de l’entreprise ne fait pas tellement débat dans la filière. En revanche, les « verrous technologiques » sont encore nombreux et laissent planer le doute sur la faisabilité à court terme du projet. « Un réacteur, c’est de la physique et des matériaux. On doit être sûr qu’on peut maîtriser son fonctionnement même, et que les matériaux résisteront à des températures très élevées, à l’irradiation et à la corrosion », explique Jean-Claude Garnier.
Dans ces conditions, Valérie Faudon, porte-parole de la Société française de l’Energie nucléaire (Sfen), bras armé de l’atome en France, doute du calendrier : « D’ici 2030, on sera avant tout dans une phase de recherche et développement, et c’est le sens de l’annonce du président sur France 2030. Avant de pouvoir construire un prototype, il faut passer plusieurs jalons avec l’autorité de sûreté. Beaucoup disent que ces réacteurs n’arriveront à l’échelle industrielle qu’à la fin des années 2030. Pour la fusion, on parle de 2100, même si cela fait débat. » Et d’ajouter : « Tout dépend des moyens qu’on y mettra et bien sûr des exigences de l’Autorité de Sûreté nucléaire, qui devra valider la conception de ces réacteurs, sachant qu’on est sur des technologies de rupture. Aujourd’hui, l’ASN est bien occupée par les prolongations décennales des centrales existantes, les EPR2 en projet et le SMR Nuward... »
Il faudra aussi trouver comment traiter le combustible dont le caractère liquide suppose une opération complexe de retraitement en fonctionnement, et une solution au risque de dissémination. Yves Marignac, expert de l’association NégaWatt, met en garde : « Ils disent que leurs petits réacteurs pourront aller partout. Or, à chaque fois qu’il y a une matière radioactive quelque part, il y a un risque de dispersion, qu’elle soit accidentelle ou malveillante. Plus vous disséminez ces matières, plus vous disséminez le risque. A la différence d’un panneau photovoltaïque, vous ne pouvez pas laisser la gestion d’un réacteur à un chef de village. »
Un problème que Daniel Heuer ne nie pas, quand Jean-Luc Alexandre promet « des réacteurs surveillés et contrôlables à distance », dont Naarea resterait propriétaire et qui présenteraient un faible intérêt pour une personne mal intentionnée... « Tout cela est extrêmement illusoire, tranche Yves Marignac. La promesse d’apporter à l’humanité une énergie nucléaire propre, accessible à tous et compétitive est fausse. Mais elle entretient l’idée qu’un nucléaire est envisageable sans effet négatif. Naarea réactive cet imaginaire, mais sa seule vraie finalité est de donner de l’assise au nucléaire. »
Un acteur y a en tout cas vu son intérêt. En novembre dernier, Naarea a annoncé la signature d’un partenariat avec Assystem, ingénieriste réputé dans le secteur nucléaire, qui accompagnera la start-up dans la réalisation d’un jumeau numérique du réacteur, qui simulera son comportement avant d’engager la construction d’un prototype. Un processus qui permet de gagner temps et argent, voire de limiter les mauvaises surprises. « Les bénéfices qu’Assystem dit attendre de son association avec cette entreprise sont révélateurs, observe Nicolas Goldberg, expert chez Colombus Consulting. Le petit réacteur, c’est aussi l’histoire qu’on raconte pour avancer sur d’autres sujets : le développement du numérique, la R&D appliquée, les conditions de certification du nucléaire... »
Naarea, un outil de financement de toute la filière nucléaire ?
Morgane Bertrand