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récoltes et semailles

  • Rencontre avec Jean-Luc Godard : « On ne peut pas parler » (Ludovic Lamant, Jade Lingaard, Mediapart, 3 décembre 2021) https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/031221/rencontre-avec-jean-luc-godard-ne-peut-pas-parler

    (…) Nous nous apprêtons à arrêter les enregistreurs et à quitter Rolle. Mais Godard nous interrompt, une dernière fois, et cette fois-ci nous retient. En début d’entretien, il nous avait parlé de cinq phrases « qui [lui] restent en mémoire, et [qu’il se] répète des fois le soir pour voir [s’il] [s]’en souvien[t] encore ». Mais à ce stade de la rencontre, au bout d’une heure trente de va-et-vient douloureux entre lui et nous, nous n’y pensons plus. 

    Jean-Luc Godard : Je ne vous ai pas dit mes cinq phrases ! Vous oubliez, c’est moi qui dois vous le rappeler… Cela m’aide, si je vous les dis. Ça m’aide, pour voir si je les sais toujours. 

    Au moins, on aura servi à ça.

    D’accord. La première, c’est une phrase de Bernanos, dans Les Enfants humiliés, ou ailleurs. J’en ai fait un petit film, du reste, sur Sarajevo [Je vous salue Sarajevo, en 1993, voir la vidéo ci-dessous – ndlr] : « La peur, voyez-vous, est quand même la fille de Dieu, rachetée la nuit du Vendredi saint, elle n’est pas belle à voir, tantôt éraillée, tantôt médiatique, et pourtant ne vous y trompez pas, elle est au chevet de chaque agonie, elle intercède pour l’homme. » C’est une phrase qui peut tout à fait se rapporter à la France d’aujourd’hui qui a peur. Même CNews peut en parler.

    La deuxième phrase est de Bergson. Elle m’avait été envoyée par un ancien régisseur, je l’avais déjà citée, il me l’a recitée, puis je l’ai fait dire à Alain Badiou dans Film Socialisme. C’est : « L’esprit emprunte à la matière les perceptions dont il fait sa nourriture et les lui rend sous forme de mouvement auquel il imprime sa liberté. »

    Je n’ai jamais bien compris le mot de « perception », les perceptions de la matière. 
     
    La troisième phrase, c’est une phrase de Claude Lefort, qui était un philosophe du temps d’un petit groupement qui s’appelait Socialisme ou barbarie, à l’époque de Sartre et Simone de Beauvoir : « Les démocraties modernes, en faisant de la pensée un domaine politique séparé, prédisposent au totalitarisme. » Et voici l’image d’une jeune fille qui plus tard a écrit des livres sur le totalitarisme.

    À l’époque où elle était amoureuse de Heidegger. Cette image est dans un film d’Anne-Marie [Miéville] que vous ne connaissez pas, qui s’appelle Nous sommes tous encore ici [1996 – ndlr].

    Après, il y a une quatrième phrase. Vais-je me souvenir du nom de l’auteur ? Pour le retrouver, je tape sur mon iPhone le nom d’un livre qui s’appelle Masse et Puissance [publié en 1960 - ndlr].

    Jean-Paul Battagia (son assistant) : Je vais le faire… Elias Canetti.

    J’ai mis cette phrase dans Le Livre d’image - elle est dite par ma femme à ce moment-là. On pourrait la dire à Greta Thunberg : « Nous ne sommes jamais assez tristes pour que le monde soit meilleur. »
     
    Et j’en rajoute une cinquième, qui est une phrase de Raymond Queneau, dont j’ai beaucoup aimé à l’époque les romans. Cet aphorisme est le suivant : « Tous les gens pensent que deux et deux font quatre, mais ils oublient la vitesse du vent. »
     
    Il rallume son cigare.

    Les cinq phrases, pour les cinq doigts, dont je me souviens depuis des années, et que j’essaie de me répéter, comme un vade-mecum. Je le fais mécaniquement, et des fois, j’essaie d’y penser un peu, de rester avec elles. Surtout quand je m’endors, en général. Voilà. Vous avez réussi à me faire parler, hein. Puisque c’est ce que vous vouliez.

    Il se lève du fauteuil pour nous saluer. Nous partons.