• « Il n’y a pas de problème de la fin et des moyens » • « Il n’existe pas d’apocalypse révolutionnaire » • « Il n’y a pas de libertés » formelles « qu’on puisse supprimer »

      Nous avons reçu l’appel suivant :

      Il y a plus d’un demi-siècle, la Première Guerre mondiale brisait l’espoir de voir l’Europe et, à sa suite, le monde aller par des voies qui ne fussent pas toujours meurtrières vers une démocratie plus grande, vers la justice économique et sociale et ce qu’on croyait être la civilisation Le monde dont nous avons hérité est un monde où la violence ouverte ou dissimulée - celle des armes, des institutions, des pénuries - est maîtresse. Un monde de crainte, de souffrance, de terreur.

      En soixante ans, l’humanité a subi deux guerres mondiales, le triomphe et l’anéantissement du fascisme et du nazisme, les génocides dont furent victimes les Arméniens, les Juifs, les Tziganes, les massacres entraînés par les guerres coloniales. Dans le même temps, la tentative révolutionnaire, ouvrière et socialiste de 1917 en Russie aboutissait à la tyrannie totalitaire de Staline, cependant que la révolution chinoise, paysanne et anti-impérialiste, connaissait, à travers la « révolution culturelle », la déification de Mao Tse-toung et la damnation des récalcitrants. Ces mutations permettent la mise en place d’un système de codomination de la planète à deux (États-Unis, U.R.S.S.) ; à trois : (États-Unis, U.R.S.S., Chine) ; voire, demain, à quatre ou à cinq si le Japon et l’Europe s’imposent.

      De plus en plus proche, le tiers-monde est colonisé par les impérialismes et mis au pillage. Souvent, ses dirigeants s’accommodent de cela et cherchent à mettre à profit les allégeances qui lui sont imposées. Parfois, il résiste : la guerre d’Indochine a été et reste le point culminant de ce combat. Entre-temps, dans les pays développés, une partie de la jeunesse s’élève contre une société que les nouvelles formes du capitalisme vouent à la consommation incontrôlée, à l’injustice sociale, à la destruction des hommes et des milieux traditionnels ou naturels. Dans ces bouleversements, le rôle social du travail intellectuel n’a cessé de grandir. Le nombre des intellectuels augmente de façon relative et absolue, car leur travail importe à la production des richesses, car les transformations que connaît notre planète doivent être conceptualisées, expliquées et, le cas échéant, justifiées ou combattues. Mais il s’en faut de beaucoup que les travailleurs intellectuels forment un ensemble cohérent à l’activité réfléchie. On peut même dire que le rôle politique, voire prophétique, des intellectuels a diminué à mesure que grandissait leur rôle social. Les uns, qui sont la majorité, s’enferment dans des tâches parcellaires qui en font parfois les complices plus ou moins conscients de crimes contre l’humanité : par exemple, les savants travaillant pour le compte des industries guerrières les plus meurtrières. D’autres sont les apologistes des régimes en place ; d’autres encore élaborent des justifications idéologiques inconditionnelles aux mouvements révolutionnaires ou qui se disent tels, quitte à changer de révolution quand ils s’estiment trahis par celle qu’ils ont servie. La fonction critique, qui est le propre de l’activité intellectuelle et dont l’abandon est la seule véritable trahison des clercs, semble aujourd’hui, et c’est un scandale, la chose au monde la moins répandue. Et c’est pourtant en Occident que les clercs sont le plus libres, aujourd’hui encore, de critiquer et les pouvoirs auxquels ils sont asservis ou associés et ceux qui dominent les pays réputés socialistes ou les pays du tiers-monde qu’on dit libérés.

      Les soussignés constatent l’existence d’un mouvement révolutionnaire qui ébranle l’ordre planétaire sous une forme triple qu’aucune théorie n’a pour l’instant su intégrer de façon satisfaisante :

      La révolte des peuples du tiers-monde contre les impérialismes, et pour que les richesses de la planète soient justement réparties ;

      La révolte secouant les pays développés, qui met en cause les structures de la société industrielle : la relation du capital et du travail ; la séparation entre dirigeants et dirigés, entre exécutants et détenteurs du savoir ou du pouvoir de décision ; le productivisme, ou l’idée, enracinée depuis les origines du capitalisme, que la raison d’être de la société est l’exploitation de la nature, et que cela nécessite ou justifie l’exploitation de l’homme par l’homme ;

      Les revendications des minorités religieuses, ethniques, sexuelles - ainsi que des catégories opprimées (femmes, jeunes, vieillards, travailleurs immigrés, etc.), qui affirment, et au besoin, imposent leur droit à l’existence contre les majorités ou les groupes oppressifs. La guerre des peuples d’Indochine contre l’impérialisme américain, le Mai français, la révolte du peuple tchécoslovaque contre la tyrannie du régime d’appareil imposé par l’U.R.S.S., les luttes menées partout dans le monde développé par les travailleurs immigrés pour obtenir le simple droit de vivre, le combat des femmes contre le chauvinisme mâle, la lutte du peuple du Bengladesh, celle du peuple palestinien, la lutte contre l’ethnocide et le génocide, ont été, sont, seront les expressions de ces transformations révolutionnaires. Mais nous déclarer « solidaires » de ces luttes et de ces revendications, ce n’est accomplir qu’une partie infime, voire dérisoire, de notre tâche, s’il en est une qui nous soit commune. Le monde où nous vivons n’est pas un monde simple où il soit suffisant de choisir son camp pour contribuer à l’avenir de l’humanité.

      Aucun pays, aucun régime, aucun groupe social n’est porteur de la vérité et de la justice absolue, et sans doute aucun ne le sera jamais. La terrifiante expérience du stalinisme, la transformation d’intellectuels révolutionnaires en apologistes du crime et du mensonge, montrent jusqu’où peuvent conduire les identifications utopiques et l’attrait du pouvoir, ces tentations caractéristiques de l’intellectuel contemporain. Au gré des mass media, de l’orientation des appareils idéologiques, de leurs propres passions, les intellectuels d’Occident, ou du moins ceux qui s’expriment, ont pris position pour ou contre le droit à l’autodétermination du peuple biafrais, du peuple bengali, du peuple palestinien, du peuple israélien, cependant que la révolte de Ceylan, condamnée à l’unanimité des États, restait ignorée des intellectuels ou de la grande majorité d’entre eux. Nous pensons que les intellectuels ont mieux à faire qu’à être les fournisseurs bénévoles ou appointés des instances politiques ou bureaucratiques en quête d’idéologie. Nous croyons donc devoir rappeler ci-dessous quelques propositions qui sont pour nous des évidences morales et politiques fondamentales.

      I. - Il n’y a pas de problème de la fin et des moyens. Les moyens font partie intégrante de la fin. Il en résulte que tout moyen qui ne s’orienterait pas en fonction de la fin recherchée doit être récusé au nom de la morale politique la plus élémentaire. Si nous voulons changer le monde, c’est aussi, et peut-être d’abord, par souci de moralité. Il n’est pas de stratégie rationnelle, voire scientifique, qui ne doive être soumise à la morale adoptée Si nous condamnons certains procédés politiques, ce n’est pas seulement, ou pas toujours, parce qu’ils sont inefficaces (ils peuvent être efficaces à court terme), mais parce qu’ils sont immoraux et dégradants, et qu’ils compromettent la société de l’avenir.

      Il n’y a pas de « bonne » torture, il n’y a pas de « bonne » police politique, il n’y a pas de « bonne » dictature. Il n’y a pas de « bons » camps de concentration, ni de « génocide légitime ». Il y a des combats nécessaires, mais pas de « bonne » armée, il y a des États moins mauvais que d’autres, mais pas de « bon » État. Les exactions diverses, passages à tabac, matraquages, chantages, enlèvements d’otages, sans être comparables aux tortures, ne sont pas « bons » ou « mauvais » selon la cause qu’ils servent. Ils sont tous mauvais, quel que soit le jugement que l’on porte sur les responsabilités premières ou les finalités ultimes.

      II. - Il n’existe pas d’Apocalypse révolutionnaire. La croyance en une telle Apocalypse est une perversion. Parvenue au pouvoir, une révolution victorieuse hérite des conflits de la société ancienne et en crée de nouveaux. Aussi, la construction d’une société socialiste, libre et égalitaire, ne doit pas être repoussée au lendemain de la crise révolutionnaire, qu’elle soit locale ou mondiale, mais entreprise avant la crise et poursuivie pendant celle-ci. Dès aujourd’hui, dans la vie quotidienne, dans les organisations, les révolutionnaires doivent travailler à établir entre les hommes et les groupes sociaux des rapports plus justes. Le mythe du « grand soir » est d’autant plus redoutable que la société née d’une révolution est conflictuelle, comme toutes les sociétés historiques, et que la tentation y est grande de faire endosser à de « comploteurs », des « saboteurs », etc., la responsabilité de ce qui va mal. Tout groupe politique qui croit détenir la clé d’une transformation immédiate et automatique de la société est candidat à l’exercice de la dictature concentrationnaire et tortionnaire.

      III. - Il n’y a pas de libertés « formelles » qu’on puisse supprimer, fût-ce « provisoirement », ou au nom des libertés « réelles » ou « futures », sans d’immenses dangers. Certes, l’histoire de l’humanité ne se confond pas avec celle des libertés. Elle peut se poursuivre sans les libertés : de fait, elle s’est déroulée sans elles sur des espaces et des temps immenses. Mais que les libertés conquises et les droits acquis soient une part de l’héritage établi par la transformation féodale, puis capitaliste, dans un secteur de l’Occident, et qu’elles puissent, demain comme aujourd’hui, servir d’alibi aux classes dirigeantes, ne doit pas nous conduire à les mépriser. Il faut au contraire les étendre jusqu’à ce qu’ils ne soient plus le privilège de quelques-uns.

      IV. - La violence fait partie de notre monde et nous n’avons pas l’illusion qu’elle puisse rapidement disparaître. Mais constater son rôle dans l’histoire - violence des oppresseurs entraînant celle des opprimés, lesquels peuvent à leur tour, et trop aisément, devenir des oppresseurs - n’autorise pas à en faire l’apologie ni à la justifier en tout cas. Les armes de la critique, quand on peut s’en servir, sont supérieures à la critique des armes.

      V. - Quelle que soit la partie du monde où il se trouve, le camp où il est engagé, dire la vérité - dire, à tout le moins ce qu’il croit humblement être la vérité, - est la tâche première de l’intellectuel. Il doit faire cela sans orgueil messianique, indépendamment de tous les pouvoirs et, au besoin, contre eux, quel que soit le nom qu’ils se donnent - indépendamment des modes, des conformismes, des démagogies. Il n’y a pas de moment où l’intellectuel soit justifié de passer de la critique à l’apologétique. Il n’y a pas de César individuel ou collectif qui mérite l’adhésion de tous. L’idéal d’une société juste n’est pas celui d’une société sans conflit - il n’y a pas de fin de l’histoire - mais d’une société où ceux qui contestent peuvent, à leur tour, quand ils viennent au pouvoir, être contestés ; d’une société où la critique soit libre et souveraine, et l’apologétique inutile.

      Nous appelons tous ceux qui sont d’accord avec ce qui précède à signer ce manifeste avec nous.

      Ont signé cet appel :

      MM. Lucien Bianco, Jean - Paul Brisson, Jacques Brunschwig, Claude Cadart, Gérard Challand, Jean Cas-sou, Antoine Culioli, Jean-Pierre Darmon, Jean - Marie Domenach, Georges Duby, Jean-Jacques de Félice, Marc Ferro, Rolasd Filliatre, Roger Godement, René Hellez, Robert Jaulin, Mlle Maria Jolas, MM. Robert Lennuyer, Charles Malamoud, Mme Elise Marienstrass, MM. Richard Marienstrass, Jean-Daniel Martinet, Jean-Paul Mathieu, Mlle Juliette Mince, MM. Claude Massé, Edgar Morin, Pierre Mothé, Pierre Pachet, Jacques Panijel, Mlles Michelle Perrot, Nicole Rein-Clément, MM. Maxime Rodinson, Claude Roy, Pierre Samuel, Mlle Lilly Scherr, M. Jean-Claude Schmidt, Mme Pauline Schmidt, MM. Laurent Schwartz, Alfred Simon, Paul Thibaud, Jean-Pierre Vernant, Mme Vidal-Naquet, MM. Pierre Vidal-Naquet, Gilbert Walusinski, Mlle Cheng Ying-Hsiang.

      Les signatures peuvent être adressées à M. Laurent Schwartz, 37, rue Pierre-Nicole, 75005 Paris.