Articles repérés par Hervé Le Crosnier

Je prend ici des notes sur mes lectures. Les citations proviennent des articles cités.

  • Faut-il se méfier du parler tech ?
    https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2022/04/22/faut-il-se-mefier-du-parler-tech_6123298_4500055.html

    « Révolution », « autonomie », « disruption »… Ces termes « trustés » par l’univers des nouvelles technologies sont détournés de leur sens premier et infusent les conversations du quotidien. Plusieurs universitaires relèvent les risques de ce galvaudage.

    Par Nicolas Santolaria

    Depuis que nous vivons dans une « start-up nation », nous nous sommes habitués à voir fleurir dans les discours, voire dans les conversations de tous les jours, des termes issus de l’univers des nouvelles technologies, sans en interroger la portée. On ne parle pas ici de ces expressions qui traduisent une porosité croissante entre notre vision de l’humain et celle de la machine (être « en mode veille », par exemple, utilisable aussi bien à propos de votre OS que de vous-même), mais bien de termes que les zélateurs des nouvelles technologies diffusent volontairement dans la sphère publique, tout en en modifiant parfois subrepticement leur sens. Ainsi, depuis Steve Jobs et ses harangues en col roulé, la « révolution » n’est plus ce terme qui désigne le renversement populaire du pouvoir, mais le mot-clé servant à qualifier la sortie d’un nouvel iPhone.

    « Ces concepts et idées se veulent novateurs, mais ne sont en réalité que des thèmes éculés revêtus de sweats à capuche », estime Adrian Daub, de l’université Stanford

    Dans son ouvrage Servitudes virtuelles (Seuil, 320 pages, 21 euros), l’universitaire spécialiste des nouvelles technologies Jean-Gabriel Ganascia dresse un constat similaire, qu’illustrent bien les expressions « voitures autonomes » ou « armes autonomes ». L’autonomie, cette liberté de la volonté, se trouve ici réduite à l’idée d’une tâche à accomplir, constituant un « abus de langage ». Car si la voiture était réellement autonome, note avec humour Jean-Gabriel Ganascia, elle « ne vous conduirait pas nécessairement où vous le souhaitez, mais là où elle le déciderait ».
    Opération rhétorique

    Dans La Pensée selon la tech. Le paysage intellectuel de la Silicon Valley (C&F Editions, 184 pages, 22 euros), Adrian Daub, professeur de littérature comparée à l’université Stanford, avance que l’actuelle révolution numérique est aussi, en grande partie, une opération rhétorique assurant la promotion « de concepts et d’idées qui se veulent novateurs, mais qui ne sont en réalité que des thèmes éculés revêtus de sweats à capuche ». L’exemple le plus drôle que l’on trouve dans le livre est le mot mantra « disruption », utilisé à tout bout de champ pour désigner l’innovation de rupture, mais dont la genèse conceptuelle remonte en réalité au milieu du XIXe siècle.

    « La généalogie de l’idée de disruption est assez étrange. Ses plus vieux ancêtres sont probablement Karl Marx et Friedrich Engels, qui ont écrit dans Le Manifeste du Parti communiste (1848) que le monde capitaliste moderne se caractérise par “ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social” de sorte que, selon eux, “tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée”. » On le voit ici, le terme de disruption laisse imaginer une nouveauté radicale dans les manières de faire, là où il y a en réalité une continuité.

    « Généralement, les concepts présentent de l’intérêt parce qu’ils nous aident à établir des distinctions importantes », souligne Daub, mais les concepts mis en avant par la tech, eux, « servent souvent à brouiller ces distinctions ». Le terme de « contenu », par exemple, s’il désigne une matière indispensable à l’existence des plates-formes, s’accompagne de l’idée qu’il ne s’agit pas là d’un vrai travail (donc n’implique pas de rémunération en bonne et due forme, ni de contrat).

    Le fait de jouer ainsi sur les mots n’est pas fortuit, mais procède d’une véritable stratégie : les changements impulsés au travers du vocable sont frappés du « sceau de la loi naturelle », estime encore Daub, ce qui a pour effet de suspendre momentanément la critique, et de paralyser le régulateur, trop occupé à essayer de s’orienter dans ce nouveau brouillard sémantique. Si la production de contenu est un simple hobby, pourquoi alors la réguler ? Influencée entre autres par René Girard, Ayn Rand ou encore Marshall McLuhan, cette pensée de la tech nous invite in fine à voir le monde comme un univers empli de « problèmes » qui appellent une pressante réponse technologique ; « solutionnisme » univoque qui est déjà, en soi, problématique.

    Nicolas Santolaria

    #Adrian_Daub #Language #Disruption #Silicon_Valley