• « L’importance prise par la logistique dans la société a imposé une façon de penser », Mathieu Quet

    Travailleurs, colis, migrants, brebis, le sociologue montre que la gestion et l’optimisation des flux concernent toutes les activités, les hommes comme les objets.

    Entre la crise du Covid-19, ses fermetures d’usines, ses pénuries, ses porte-conteneurs restés à quai, et l’invasion russe en Ukraine qui a chamboulé les circuits de matières premières telles que le blé et l’acier, la machine bien huilée qu’est la logistique a été bousculée comme jamais depuis ce début de siècle. La population a subi ces aléas, car ces bouleversements qui durent depuis près de deux ans n’ont pas uniquement perturbé la société de consommation, ils ont aussi entraîné chômage partiel et explosion des prix. Chacun s’est alors rendu compte à quel point sont essentielles la circulation des marchandises et la logistique qui la permet. Dans Flux (éd. La Découverte), Mathieu Quet décrit l’importance du phénomène. Mais le sociologue au CNRS ne s’arrête pas aux objets, il raconte plus globalement « comment la pensée logistique gouverne le monde ». Une forme de rationalisation s’est répandue de la gestion des femmes et des hommes au quotidien, du bétail ou de festivaliers pucés, jusqu’au flux de nos données personnelles sur le Net. Mais Mathieu Quet donne aussi des exemples de résistances à cette pensée logistique, permettant de reprendre le contrôle du rythme de nos existences.

    Comment définir la pensée logistique et comment imprègne-t-elle le monde ?

    L’importance prise par la logistique dans la société a contribué à imposer une façon de penser. Que l’on se place au niveau d’une entreprise, d’un hôpital, ou même d’un individu (dans une file d’attente de supermarché), on réfléchit en termes de gestion et d’optimisation des flux, d’intensification des déplacements. J’ai voulu faire résonner ensemble des phénomènes rarement mis en discussion, comme le travail en entrepôt et la « gestion » des « flux » migratoires. Le pouvoir logistique ne se limite pas à un secteur professionnel : il faut en saisir la portée en analysant plus généralement comment les circulations sont gouvernées aujourd’hui, depuis les « mobilités urbaines » jusqu’à la traçabilité des aliments, en passant par la multiplication des « mégaports » dans les pays du Sud ou la surveillance sur le Web. Le système capitaliste a renforcé plus que jamais l’interdépendance entre les humains et les objets, et entre les humains à travers les objets. En même temps, sa croissance demande une mainmise toujours plus grande sur les circulations de personnes, d’objets, de symboles – d’où le rôle stratégique de la pensée logistique.

    L’invasion russe en Ukraine va montrer son impact sur les économies dans les mois et années à venir. Même s’il est encore en cours, ce conflit pourrait-il rebattre les cartes quant à l’importance de la pensée logistique ?

    Il est encore tôt pour estimer la spécificité de cette nouvelle crise par rapport à ce qui a été mis en évidence au cours du Covid-19, même si la dimension énergétique et alimentaire est effrayante. Ces deux crises montrent, en tout cas, que la logistique ne forme pas un tout homogène, et que les choix réalisés ne sont pas irréversibles. Le secteur automobile en offre un bon exemple, car il commence à remettre en question le modèle qu’il avait suivi de mondialisation des chaînes de valeurs et de sous-traitance à tous crins. Cela a au moins le mérite de montrer que le discours sur la logistique peut être réformateur.

    Où la logistique telle qu’on la connaît aujourd’hui trouve-t-elle son origine ?

    La logistique a un lien historique fort avec le militaire. La Seconde Guerre mondiale est un moment fondateur. Pendant ce conflit, les fronts très éloignés les uns des autres, et la logistique en tant que activité militaire s’est trouvée confrontée à des problèmes d’ordre nouveau. Par exemple, comment planifier les usages et déplacer des milliers de pièces détachées d’un front à l’autre ? De nouveaux outils étaient nécessaires et des économistes, des mathématiciens étaient mobilisés pour les créer, ce qui a conduit à la formulation de nouvelles méthodes de planification très efficaces pour gérer de grands ensembles de données.

    Mais comment passe-t-on de la logistique militaire à la logistique civile ?

    Au moment de la démobilisation, les initiateurs de cette « nouvelle logistique » passent du domaine militaire au monde de l’entreprise. Ils remplacent alors la logistique des pièces détachées pour les sous-marins par la logistique des tubes de dentifrice dans la grande distribution. Evidemment l’histoire ne s’arrête pas là : dans les années 80 et 90 s’accélèrent la sous-traitance, la mise en place de nouvelles lois du travail et de nouvelles technologies de transport, et la période néolibérale coïncide avec l’émergence des pays asiatiques comme sites majeurs de production. Mais l’essentiel est ici : la logistique telle qu’elle existe a été largement influencée par la recherche opérationnelle, née pendant la Seconde Guerre mondiale donc, et qui s’intéressait moins à la spécificité des flux qu’aux solutions permettant de les traiter plus efficacement. D’une certaine manière, on se fiche de savoir si ce sont des flux de brebis, de travailleurs, d’emballage, d’argent ou de savoir, ce qui compte, c’est d’optimiser un système.

    Le capitalisme s’est approprié cette pensée logistique. De quelle manière ?

    Dans le système capitaliste, la logistique n’est tout d’abord qu’un outil de plus pour poursuivre un principe fondamental, à savoir l’expansion du domaine marchand. En même temps, regarder comment la logistique a été saisie par le capitalisme permet d’enrichir la compréhension que nous avons du pouvoir économique. Si nous sommes devenus des Homo œconomicus, ce n’est pas seulement parce que les économistes nous ont définis comme des entreprises sur des marchés, mais aussi parce qu’ils nous ont conçus comme des organisations visant un traitement optimal des flux. Evidemment, cette forme de pouvoir est fragile : beaucoup de travaux, à la suite de Michel Foucault, ont montré qu’il n’y aura jamais de formes de gouvernement suffisamment sophistiquées pour mettre fin au désordre. La crise logistique causée par le Covid-19 a souligné ce paradoxe : le pouvoir logistique peut être mis à mal sans remettre en cause la croyance des gouvernements dans sa pertinence. Le pass vaccinal apportait une solution logistique à la pandémie (gérons les flux de personnes), au moment même où les conceptions portées par la logistique se trouvaient profondément remises en cause.

    Est-il possible pour les citoyens, les syndicats ou les ONG de contrer durablement ce modèle ?

    Les luttes, c’est aux personnes qui en sont à l’origine de décider de la forme qu’elles souhaitent leur donner. De mon côté, j’ai seulement essayé de comprendre certaines logiques autour de pratiques de contestations. Il y a d’abord un discours classique de mobilisation autour du blocage. Notre époque lui a donné une grande portée, précisément parce qu’elle repose sur des chaînes de valeurs complexes. Mais le blocage n’est pas tout : je parle aussi dans l’ouvrage de groupes de patients qui se sont saisis de marchandises et ont commencé à les mettre en circulation là où elles ne devraient pas l’être, car la propriété intellectuelle l’interdit. Avec cette idée que nous allons utiliser les grands moyens de la logistique, fournis par FedEx ou UPS, pour mettre à disposition ces marchandises partout. D’autres approches promeuvent quant à elles le « raccourcissement » des circuits, ou la mise en œuvre d’une alter-logistique, par des personnes, non pas opposées au principe de la logistique, mais qui s’en approprient les moyens pour organiser leur propre mode de circulation – hors du contrôle de l’Etat ou de l’entreprise. A chaque fois, ce sont de nouvelles façons de penser la circulation et son rôle politique qui sont mises en jeu. Bref, il y a beaucoup de raisons d’espérer.

    #logistique