• « Analyser les mécanismes qui ont conduit aux effets pervers des Ehpad », Philippe Alluin, ingénieur, architecte, fondateur de Reezome

    La financiarisation du modèle des maisons de retraite a conduit à leur dévoiement, estime l’ingénieur et architecte (...). Revisiter les projets innovants des années 1990 permettrait de réinventer un autre système.

    Révélés au grand public par la récente actualité autour du groupe Orpea, les dysfonctionnements des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) existent, en réalité, depuis fort longtemps. Dans quelques jours, le nouveau ministre chargé du sujet devra repenser la politique d’hébergement des personnes dépendantes. Mais, avant même d’envisager de « nouvelles » solutions, il serait utile d’identifier les facteurs qui ont conduit à la situation d’aujourd’hui.

    Dans les années 1980, les personnes dépendantes ne pouvant plus habiter en « maison de retraite » étaient redirigées à l’hôpital, dans des services dits « de longue durée », suivant un modèle de type hospitalier, parfois même encore en salle commune. En 1983, Alain Gille, directeur des équipements à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), particulièrement visionnaire sur l’ampleur à venir de la dépendance, lança un appel d’idées auprès des architectes afin d’ouvrir les pistes d’un hébergement adapté. Les réponses furent nombreuses, variées et innovantes, consacrant le succès de cet appel. Ce fut le point de départ d’une série de réalisations innovantes et particulièrement adaptées au vieillissement et à la dépendance.

    Le programme Sepia, lancé en 1989 par le ministère de la santé, prenait la suite et un important mouvement de gérontologues, sociologues et autres chercheurs apportait sa contribution à ces opérations pilotes. Les réalisations exemplaires qui suivirent sont relatées dans la presse spécialisée (Architectures du grand âge. Variations architecturales sur la fin de vie, Le Moniteur, 1988) et mettent en avant, entre autres, l’ouverture sur la ville, la mixité des programmes, l’espace à géométrie variable, l’ancrage dans les territoires.

    Bien que saluées par les professionnels, les équipes soignantes et les familles des résidents, ces avancées furent brutalement stoppées par la création des Ehpad, en 2002. La « massification », terme favori de nos administrations chargées de régler un problème de grande ampleur, s’attacha dès lors à encadrer, normaliser et régenter sur l’ensemble du territoire l’hébergement des personnes âgées dépendantes, tout en retardant le plus possible leur entrée dans l’institution, le maintien à domicile apparaissant alors moins coûteux que l’Ehpad. Le système ainsi mis en place devenait un standard auquel il était alors interdit de déroger, si l’on souhaitait bénéficier du financement et des autorisations d’ouverture, tant pour la création d’un nouvel établissement que pour son fonctionnement. Il devenait impossible de poursuivre les avancées réalisées dans les années 1990, qui sont vite tombées dans l’oubli.

    Uniformisation délétère

    Pensée par des technocrates, cette uniformisation ne pouvait qu’aboutir à la « financiarisation » du système, rendue précisément plus aisée par la standardisation du modèle économique. C’est ce qui a conduit à la dégradation de la qualité des Ehpad privés, puisque l’objectif du financier est d’optimiser le service en vue de maximiser le profit. Les Ehpad publics, construits et gérés avec les mêmes logiques, ne s’en sont pas mieux sortis. Alors que dans les pays d’Europe du Nord se développaient des structures intergénérationnelles ancrées dans les territoires, intégrées dans le tissu social et adaptées à chaque stade de la dépendance, nous avons enfermé nos anciens dans des « nouvelles structures » (c’est ainsi que l’on présentait les Ehpad, à l’époque), qui se sont révélées bien vite inadaptées ; un retour à la situation des années 1980, objet de l’appel d’idées de l’époque…

    Analyser les mécanismes qui ont conduit aux effets pervers des Ehpad permettrait d’éviter de reproduire les erreurs du passé, et revisiter les réalisations exemplaires faites dans les années 1990 permettrait de gagner du temps dans la recherche de modèles réellement adaptés aux besoins d’aujourd’hui et de demain.

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/05/22/philippe-alluin-analyser-les-mecanismes-qui-ont-conduit-aux-effets-pervers-d

    #vieux #Ehpad