Pourquoi les Insoumis ne réclament-ils pas le retour du masque ? L’introuvable gauche Covid
Vincent Glad
9-11 minutes
2 avril, Cirque d’hiver, à Paris. Philippe Poutou réunit ses soutiens pour une grande réunion publique. Cela fait deux semaines que la France a fait tomber le masque en lieux clos. La sixième vague passe presque inaperçue alors que la campagne présidentielle se déroule dans une ambiance de fin de pandémie, totalement démasquée. Pourtant, ce jour-là, une jeune femme s’avance sur scène et s’adresse au public du NPA : « Même si ce n’est plus obligatoire, on va vous demander de garder le masque parce que l’on n’est pas égaux devant la maladie, parce que c’est toujours le Covid et qu’il est important qu’on soit tous en forme pour affronter cette campagne ».
La consigne est respectée dans la salle. L’air de rien, Philippe Poutou fait ce soir-là un geste fort en articulant pensée de gauche et lutte contre la pandémie. Nos vies valent plus que leur déni, aurait-il pu ajouter sur scène. Pendant ce temps, les hologrammes de Jean-Luc Mélenchon font face à des salles de militants non masqués. La protection collective face à la pandémie n’est plus un sujet à la France Insoumise.
Interrogé il y a quelques jours sur France Inter, le coordinateur du parti Adrien Quatennens a botté en touche : « Faut-il remettre le masque dans les transports ? Je laisse les scientifiques nous faire leurs recommandations. Ce n’est pas la parole politique qui peut décider de cela ». La réponse peut étonner alors que la question de l’obligation du port du masque est précisément politique. Les scientifiques ne font qu’estimer le risque d’une vague non contrôlée et le gain attendu des mesures de restriction, mais in fine, c’est bien au politique qu’il revient de trancher entre libertés publiques et protection de la santé.
Lutte des classes immunitaires
Force est de constater que la gauche française n’a pas développé de réflexion politique autour du Covid-19 et de la santé publique. La pandémie était la grande absente des programmes présidentiels - aussi bien à gauche qu’à droite d’ailleurs. Mélanie Heard, responsable du pôle santé chez Terra Nova, regrette ce rendez-vous manqué : « C’est incompréhensible que la notion de solidarité ait disparu du discours de gauche sur la pandémie. Je l’explique pour bonne part par une mauvaise compréhension du processus de contagion et des efforts collectifs qu’il impose ».
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La gauche avait pourtant un boulevard avec le Covid-19 : la situation actuelle ressemble d’une certaine manière à une lutte des classes immunitaires, entre personnes bien portantes qui ne craignent plus grand-chose de la maladie et personnes immunodéprimées, qui doivent parfois se retirer d’une société qui les a comme abandonnés en laissant circuler le virus. En période de reprise épidémique, la défense des précaires de l’immunité aurait pu être un cheval de bataille de la gauche.
Il est même possible de faire une lecture politique des débats actuels entre médecins « rassuristes » et « précautionneux » : « le parti “rassuriste” ne puise-t-il pas ses racines dans un certain individualisme, une forme de néolibéralisme ? “N’empiétez pas sur mes libertés retrouvées, cessez d’agiter les arguments de la peur pour maintenir le peuple sous votre joug sanitaire, enfermiste et liberticide”, disent-ils implicitement », écrivent l’épidémiologiste Antoine Flahault et la journaliste Laure Dasinieres. Au contraire, les « précautionneux », assurent-ils, défendent un idéal de justice sociale où chacun doit œuvrer pour protéger les plus faibles et les plus fragiles.
Les impasses de la gauche
Pourquoi la gauche française ne perçoit-elle pas la pandémie sous cet angle ? Il faut lire le pamphlet Santé publique Année Zéro co-écrit par l’influente philosophe Barbara Stiegler, membre du Parlement de l’Union Populaire, pour comprendre la grille de lecture qui s’est largement imposée à gauche. « Au nom de la santé publique, le gouvernement a continuellement remis en cause les libertés individuelles et collectives en inventant sans cesse de nouvelles restrictions », écrit-elle dans ce livre cosigné avec François Alla, qui critique sévèrement les mesures de confinement.
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En faisant du virus un marqueur des inégalités sociales, la conclusion est qu’il ne faudrait pas tant lutter contre la circulation virale que contre ces inégalités sociales
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« La plupart du temps, on n’était pas malade et on ne mourait pas du seul fait d’avoir contracté un virus. On était malade et on mourait, le plus souvent, de sa position dans la société », écrivent-ils dans une formule qui résume les impasses de la gauche sur le sujet. En faisant du virus un marqueur des inégalités sociales, la conclusion est qu’il ne faudrait pas tant lutter contre la circulation virale que contre ces inégalités sociales. Alors qu’il est tout à fait envisageable de lutter sur les deux fronts.
La gauche, et singulièrement la France Insoumise, s’est abritée derrière de nombreux constats judicieux – inégalités sociales face au virus, manque de moyens à l’hôpital, absence de démocratie sanitaire, atteintes aux libertés du pass sanitaire - pour ne pas aborder frontalement la question des choix collectifs à faire pour lutter contre un virus qui a tué 150 000 personnes en France. Éviter ces décès et la cohorte de séquelles du Covid suppose un certain nombre de mesures de restrictions – qui en plus d’être coercitives souffrent d’être « macronistes » - un dilemme que la gauche française n’a jamais réussi à résoudre.
La gauche Covid est marginale en France, mais elle existe
Dans une tribune publiée sur AOC, des intellectuels répondent fermement à Barbara Stiegler et François Alla : « Les défenseurs des libertés auraient-il accepté une augmentation significative de la mortalité pour pouvoir circuler plus librement pendant les deux mois de confinement, alors même que la protection de la population fait partie du préambule de la constitution de 1946 et qu’il est du ressort de l’État d’agir ? (…) Le contrôle de la circulation du virus a précisément permis d’épargner les populations les plus à risques, qui auraient sans doute été encore plus durement touchées si l’on avait appliqué de simples mesures sélectives à leur seule intention, en laissant circuler le virus en population générale. »
La gauche Covid est marginale en France, mais elle existe. Elle trouve son incarnation la plus visible dans les percutantes chroniques de Christian Lehmann dans Libération, qui dénonce à longueurs de colonnes une société devenue « eugéniste », vivant allégrement avec le virus en faisant peu de cas de ses éléments les plus fragiles. « On a démasqué plein (de darwinistes sociaux) à gauche : individualistes aliénés au libéralisme au point de vivre en petits rentiers de leur “capital” santé, tout en se croyant sincèrement d’une gauche universaliste. (…) La gauche est censée penser le collectif, tout le collectif, y compris les plus vulnérables, avant de penser l’individu. Car elle sait qu’il n’y a pas de liberté de tous sans égalité entre chacun », peut-on lire dans une récente chronique.
Autodéfense sanitaire
À l’extrême-gauche émerge un embryon de mouvement d’ « autodéfense sanitaire », qui tente de « sortir (le camp des luttes) du déni » face à la pandémie. Puisque l’État « validiste » ne protège plus contre le virus, il revient à la population de s’auto-organiser contre le virus en continuant à porter des masques FFP2, en aérant dès que possible et en informant sans relâche sur les risques afin que la pandémie ne disparaisse pas du paysage. Les militants de l’autodéfense sanitaire dénoncent le « covidonégationnisme » des gouvernements qu’ils comparent souvent au climato-scepticisme. Le « Zéro Covid solidaire » apparaît comme un objectif souhaitable.
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Si le recours à des mesures autoritaires du type confinement séduit peu du côté de la gauche radicale, le masque aurait pu être un objet plus consensuel, un étendard de la lutte collective contre la contamination. On porte le masque pour se protéger mais avant tout pour protéger les autres, un menu sacrifice au service de la protection des plus fragiles. Le masque a d’ailleurs pris un poids politique considérable, tant aux États-Unis qu’au Brésil, où Joe Biden et Lula en ont fait un symbole, le brandissant comme un emblème face au laxisme sanitaire de Donald Trump et Jair Bolsonaro.
Plus facile d’avoir Bolsonaro que Macron en face
Au Brésil, contrairement à la France, les lignes de fractures sur le Covid recoupent les lignes politiques. « La gauche est du côté de la protection de la population, de la santé, de la science. Face à elle se dresse une droite pro-business qui veut surtout que les gens aillent travailler et qui dédramatise à cet effet la maladie. Les mots d’ordre pour les manifestations anti-Bolsonaro étaient toujours “venez avec masque et gel” et il y avait des stands qui en distribuaient, un peu comme les stands de merguez en France », explique Barbara Serrano, co-fondatrice du collectif « Du côté de la science », qui suit de près la situation au Brésil.
Si la gauche française n’a pas su articuler une pensée cohérente sur le Covid-19, c’est aussi parce que l’opposition ne s’appelle pas Jair Bolsonaro mais Emmanuel Macron. Tantôt ferme, tantôt laxiste face au virus, le président de la République n’a pas permis de dégager un discours d’opposition cohérent défendant les valeurs collectives de la gauche. En matière de santé publique, l’anti-macronisme n’est pas forcément la meilleure des boussoles
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