Articles repérés par Hervé Le Crosnier

Je prend ici des notes sur mes lectures. Les citations proviennent des articles cités.

  • Le droit à l’avortement à l’épreuve de l’algorithme - AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2022/07/19/le-droit-a-lavortement-a-lepreuve-de-lalgorithme

    Au lendemain de la décision de la Cour suprême, on semble redécouvrir que les promesses des applications de grossesses, et de ce que la journaliste Lucie Ronfaut nomma la « MenstruTech », ne sont que l’incarnation d’un cauchemar dans lequel chaque donnée rattachée au cycle menstruel devient un stigmate faisant du corps de chaque femme une cible. Cible pour les lobbies « pro-vie » ; cible pour les stratégies publicitaires des plus offrants ; cible pour des actions de harcèlement auprès de celles ayant déjà eu recours à l’avortement ou l’envisageant. Et le tout à partir de données, vendues ou achetées auprès de courtiers de données (DataBrokers), alimentant d’une main des régies publicitaires auxquelles ils s’abreuvent de l’autre.

    Chaque fait en lien avec une situation de grossesse choisie ou non, chaque intention, chaque mot-clé déposé sur un moteur de recherche, chaque commentaire ou chaque émoticône lâchée sur un forum ou un réseau social, chaque déplacement vers ou à proximité d’un centre du planning familial, d’un hôpital ou d’une clinique pratiquant des IVG devient une preuve sans justice, une sentence sans jugement, une condamnation sans contradictoire. Une donnée parmi d’autres qui auront beau jeu de venir la corréler pour permettre à ceux qui le souhaitent d’y projeter leurs fausses causalités. Bruno Latour rappelait qu’on serait mieux avisé de parler « d’obtenues » que de « données » tant le mot-valise et l’anglicisme générique de « data » ne sert aujourd’hui qu’à masquer et à travestir les stratégies politiques qui réclament le déploiement de dispositifs toujours plus massifs et indistincts de collecte.

    Le cycle menstruel devient un cycle industriel comme les autres. Rien désormais ne peut échapper à cette dynamique de la trace ; comme le sang des règles que pendant si longtemps l’industrie publicitaire chercha à rendre bleu ou totalement invisible, chaque fait menstruel est aujourd’hui disponible dans un régime paradoxal de visibilité où l’on prend prétexte d’une discrétion et d’une singularité de la collecte pour mieux la mettre à disposition d’acteurs discrétionnaires de sa publicitarisation (principalement les courtiers de données dont nous parlions plus haut). Et l’on parle aujourd’hui de « chalutage » de données. Littéralement une pêche au chalut, c’est à dire sans se préoccuper de la diversité, de la taille ou de l’âge de ce que l’on ramènera mais avec le seul objectif d’en ramener le maximum possible en une seule fois, en un seul passage.

    La première loi bioéthique en France date de 1994. Nous avons eu besoin d’inventer ces lois de bioéthique pour anticiper et contrôler, sur un plan scientifique et philosophique, les évolutions des questions liées au fait de donner la vie et d’être en capacité de manipuler les embryons. Mais en 2022 nous en sommes réduits à constater que la simple détention de données pourtant triviales d’un trajet Uber effectué par une femme en direction d’une clinique pratiquant l’avortement représente, pour elle d’abord et pour la société toute entière ensuite, un danger finalement bien plus grand, bien plus imminent et bien plus incontrôlable par la puissance publique, que la mobilisation de connaissances scientifiques de haut-niveau nécessitant elles-mêmes des équipements et des investissements lourds.

    Nous commençons à peine à réfléchir au coût environnemental du numérique et des données qu’il agrège et collige. Mais la réflexion sur le coût social de ces données est pour tout dire encore indigne d’une société développée. Et s’il existe – heureusement – des travaux universitaires pionniers (on citera par exemple Alain Supiot, Antoinette Rouvroy, Antonio Casilli, Jen Schradie…) ceux-ci ne trouvent presqu’aucun écho dans un champ politique entièrement obstrué par les « recommandations » de cabinets de conseil ou de think-tanks qui sont en effet à l’activité de penser ce que les chars d’assaut sont à l’activité de promenade.

    « Don’t Be Evil ». Telle fut pendant longtemps la devise de l’entreprise Google (aujourd’hui Alphabet) avant d’opter en 2015 pour le plus neutre « Do The Right Thing ». Il n’existe pas d’entreprise du numérique qui ne mette en avant le projet d’une technostructure de la bienveillance ou du « care » : chaque service, chaque application, chaque interface est à chaque fois présentée –dans sa dimension marketing – pour « augmenter » ou « enrichir » notre expérience. De la relation (à soi, aux autres, à ses pairs) dans sa dimension la plus symbolique, à la réservation (d’un train, d’un repas, d’un logement, etc.) dans sa dimension la plus triviale, tout cela contribuerait à notre bien, et parfois même carrément au bien commun. Mais il n’est aucune entreprise du numérique qui ne conçoive ses produits et services autrement que par le déploiement d’une infrastructure de la surveillance. Or une technostructure, fut-elle celle de la bienveillance, reposant sur une infrastructure de la surveillance, ne sera ni de deviendra jamais rien d’autre qu’un projet politique autoritaire créant les conditions du maintien de son emprise totale sur nos vies.

    Presque 50 ans plus tard, la honte, la solitude et l’angoisse des poursuites font leur retour dans au moins 8 États des USA. L’anonymat, lui, est devenu presqu’impossible. Impossible pour les femmes aujourd’hui et … demain pour qui d’autre ? Après l’arrêt Roe v. Wade, le juge Clarence Thomas entend désormais s’attaquer à l’arrêt Lawrence v. Texas, ce qui rendrait de fait l’homosexualité illégale dans un certain nombre d’États (sensiblement les mêmes que ceux qui ont immédiatement suivi l’interdiction de l’avortement).

    D’abord les femmes. Puis les homosexuel.le.s. Il faut imaginer aujourd’hui les nouveaux moyens de traque qui sont à disposition de toutes les folies discriminatoires. Nous vivons dans des démocraties où les droits des femmes, puis des minorités, au prix de luttes incessantes, apparaissaient enfin et au moins en partie garantis et protégés comme jamais ils ne l’avaient été jusqu’ici dans l’histoire des sociétés développées. C’est précisément ce moment que l’histoire choisit pour nous rappeler que ces droits n’ont jamais été aussi fragiles et dépendants de la décision de quelques êtres obsessionnels qui ne calculent le devenir de l’humanité qu’à l’aune de leurs propres névroses. Ce qui est en soi, la meilleure définition possible d’un algorithme.

    Olivier Ertzscheid

    Chercheur en sciences de l’information et de la communication, Maître de conférences à l’université de Nantes (IUT de La Roche-sur-Yon)

    #Olivier_Ertzscheid #Avortement #Surveillance